Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et indestructible l’amour de la patrie, le jour où l’imagination du peuple s’éprit d’un pauvre roi fou, captif, délaissé, dont il apercevait de temps à autre le pâle visage collé aux vitres de l’hôtel Saint-Paul. Ce jour-là est née la France, et du premier coup elle trouve ses héros : le grand Ferré, qui abat six Anglais avec sa massue, et ce paysan inconnu qui se laisse précipiter dans la mer du haut d’une tour plutôt que de prêter serment aux Anglais, Jeanne d’Arc enfin, dont Michelet a fait la véritable héroïne de ce roman du peuple (un peu trop roman peut-être), dont il s’est complu à écrire et à dramatiser l’histoire. La fille de Jacques Darc et d’Isabelle Rémi, élevée dans la Marche dévastée de Lorraine et de Champagne sur la lisière du bois chenu, au bord de la fontaine des fées, qui la première s’émut « de la grande pitié qu’il y avait au royaume de France » et partit pour le délivrer, apparaît aux yeux de Michelet comme l’incarnation du peuple dans sa simplicité héroïque, et réalise selon lui ce rêve que les générations souffrantes du moyen âge avaient si longtemps caressé. « Cette idée, poursuivie de légende en légende, se trouva à la fin être une personne ; ce rêve, on le toucha. La Vierge secourable des batailles que les chevaliers appelaient, attendaient d’en haut, elle fut ici-bas… en qui ? Dans ce qu’on méprisait, dans ce qui semblait le plus humble, dans une enfant, dans la simple fille des campagnes, du pauvre peuple de France… car il y eut un peuple, il y eut une France… Cette dernière figure du passé fut aussi la première du temps qui commençait. En elle apparurent à la fois la Vierge et déjà la Patrie. »

Cette histoire de Jeanne d’Arc, reprise et publiée séparément depuis, désarmait la sévérité de Sainte-Beuve, qui n’aimait pas Michelet, et qui disait finement : « Il faut le corriger par un peu de Voltaire. » Force lui fut, après ce coup, de reconnaître dans Michelet une puissance « avec laquelle il fallait capituler. » Peut-être mettrais-je cependant au-dessus de son Histoire de Jeanne d’Arc celle des premières guerres de Flandre. Quoi de plus fin, de plus poétique et de plus vrai que cette peinture de la vie du tisserand des Flandres, qui « seul dans l’obscurité de l’étroite rue et de la cave profonde, créature dépendante des causes inconnues qui allongent le travail, diminuent le salaire, se remet de tout à Dieu. Sa foi c’est que l’homme ne peut rien par lui-même, sinon aimer et croire. On appelait ces ouvriers beghards (ceux qui prient), ou lollards, d’après leurs pieuses complaintes, leurs chants monotones, comme d’une femme qui berce un enfant. Le pauvre reclus se sentait bien toujours mineur, toujours enfant, et il se chantait un chant de nourrice pour endormir l’inquiète et gémissante volonté aux genoux de Dieu. Doux et féminin mysticisme. Aussi y eut-il encore plus de béguines que de beghards. Ces