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ne voulait-il rester en arrière. « Le paysan ferrait ses bœufs, attelait son chariot ; sa femme et ses enfans s’y installaient avec lui. La famille cheminait ainsi de compagnie, et à chaque cité nouvelle dont ils apercevaient les murailles les enfans s’écriaient dans un transport de joie : N’est-ce pas là cette Jérusalem où nous allons ? » Qui de nous n’avait ainsi à l’entrée de la vie sa Jérusalem idéale, dont il croyait toujours atteindre les murailles et qui s’est évanouie devant ses yeux ? Heureux furent-ils, parmi ces hardis et naïfs pèlerins de l’idéal, ceux qui n’atteignirent pas la terre désirée et dont les ossemens blanchirent dans la plaine de Nicée ! Ils n’eurent pas la douleur de trouver la terre-sainte déjà occupée par leurs tyrans féodaux, les barons du Saint-Sépulcre, les marquis de Jaffa, les princes de Galilée. Ils ne virent point le héros de la croisade, Godefroy de Bouillon, mélancoliquement assis sur la terre nue et soupirant après l’instant où il rentrerait dans son sein. Amère déception de ceux qui parvinrent au terme de leur pèlerinage ! Leurs yeux virent Jérusalem, et ils n’en furent point éblouis ; leurs mains malades touchèrent les parois du saint-sépulcre, et ils ne furent point guéris. A genoux au pied du Calvaire, ils se frappèrent la poitrine, et ils ne furent point consolés. « Ils s’aperçurent alors que la patrie divine n’était point au torrent de Cédron ni dans l’aride vallée de Josaphat. Ils regardèrent plus haut et attendirent dans un mélancolique espoir une autre Jérusalem ; mais ce fut une grande tristesse pour ces hommes du moyen âge lorsqu’ils furent arrivés au bout de cette aventureuse expédition. » Le flot populaire n’en coula pas moins sans interruption à travers l’Allemagne pendant près d’un siècle, suivant dans sa course la vallée du Danube, pour aller le plus souvent se perdre dans les eaux du Bosphore. Tandis que l’ambition seule ou l’intérêt continuait d’entraîner vers l’Orient le grand seigneur ou le marchand, plus d’un serf penché sur la glèbe versait encore des larmes en pensant au tombeau de Jésus-Christ. Peu à peu cependant le souvenir même des croisades commença de s’effacer dans la mémoire confuse du peuple ; mais il conçut de cette déception nouvelle une incurable tristesse et il demeura étranger au pénible enfantement qui, du sein du moyen âge, devait faire sortir la société moderne. Le peuple laissa dans son indifférence cette société nouvelle s’organiser au-dessus de sa tête ; il laissa le bourgeois s’isoler dans les privilèges de sa commune ou de sa corporation, le baron se fortifier dans sa tour féodale, la royauté recruter l’armée des légistes pour entrer en lutte avec les barons. Le peuple pleurait sa légende, et il ne voulait pas être consolé parce qu’elle n’était plus.

Cette légende fut retrouvée cependant le jour où du sol national, foulé aux pieds par les Anglais, germa comme une plante vivace