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solennelle, monte à bord avec son harem. Le bateau est aménagé de telle sorte que les femmes long voilées, pour parvenir à leur salon, doivent traverser celui des hommes. Un beau nègre de Nubie en riche costume promène l’héritier présomptif du haut fonctionnaire turc, charmant enfant coiffé du fez, vêtu d’une gandourah bleu de ciel qui disparaît sous un paletot doublé de chaudes fourrures. Il y a là tout un monde pour un observateur : un fier Monténégrin d’une noble tournure arpente le pont, coudoyant avec hauteur le pacha, qui porte lentement à la bouche un long houka d’ambre de grosseur démesurée d’où sort une petite cigarette de latakié. Tout le monde parle serbe, sauf un grand vieillard à barbe blanche, coiffé du fez, à la longue lévite fourrée, que le capitaine me désigne comme un payeur de l’armée turque très connu, le juif Grubi. J’échange avec lui quelques mots d’espagnol, mais son castillan, mêlé de serbe et d’italien, est à peine compréhensible, juste assez cependant pour que je constate que, dans sa conversation avec un de ses coreligionnaires qui l’accompagne, il ne désigne jamais le Monténégrin que sous le nom peu parlementaire de el puerco. À l’avant du navire, aux secondes, c’est un mélange plus curieux encore : les femmes de Belgrade portant leur libada, ce joli caraco brodé d’argent, les Croates, les Bulgares, les femmes tsiganes avec la pipe à la bouche, les Autrichiens des confins, les Valaques, les Hongrois, les femmes morlaques traînant avec elles leurs enfans dans des boîtes de bois peintes de vives couleurs, les Serbes de haute taille armés jusqu’aux dents ; tous ces passagers, si divers de costumes et de races, sont entassés, confondus, couchés les uns sur les autres, formant un ensemble d’un pittoresque achevé à souhait pour les yeux d’un peintre.

Nous glissons ainsi pendant vingt-cinq heures sur ce grand fleuve, la Save, qui roule ses eaux jaunâtres, emportant dans son cours rapide des arbres entiers couverts de feuilles, îles flottantes au-dessus desquelles voltigent de noirs corbeaux, et au matin nous entrons dans le Danube, stoppant devant Belgrade, au pied même du Kalimegdan, sous les canons de la forteresse d’où les Turcs, le 17 juin 1862, bombardèrent pendant cinq heures la capitale.

D’ici je pourrai embrasser l’ensemble du mouvement insurrectionnel, grâce aux documens rassemblés par les diplomates et par les états-majors. Connaissant la Basse-Herzégovine pour l’avoir explorée déjà, le relief du pays, le caractère du raïa soulevé, celui du soldat turc qui le combat, je pourrai me faire une idée plus nette de la portée réelle de ce mouvement, et je saurai avec quelque certitude ce qu’on peut attendre des personnalités qui le dirigent.


CHARLES YRIARTE,