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blessés de la journée. C’est ici que nous passerons la nuit ; l’état-major reste à Banicka, les irréguliers vaguent par les routes : on voit qu’il n’y a nul contrôle, nul appel, nulle discipline ; chacun va où il lui plaît d’aller. Les bachi-bozouks ne forment pas de campement, ils se réunissent par groupes de 15 ou 20, allument de grands feux et se couchent dans des loques les uns contre les autres, sans se garder, sans fouiller les maisons qui pourraient donner asile à des insurgés prêts à les surprendre.


VI

Le camp de Bajnaluka, où j’ai fini par pénétrer régulièrement chaque jour, offre un certain intérêt parce que, dans sa proportion restreinte, il montre des échantillons de la plupart des troupes qui composent l’armée turque. Les tentes sont coniques et contiennent 14 hommes, elles sont aménagées comme les nôtres, mais le soldat n’a pas la précaution, une fois qu’il a creusé la petite tranchée circulaire qui doit isoler sa demeure mobile, de surélever la terre tout autour entre chaque piquet, et d’enterrer à bonne profondeur la toile à pourrir, de sorte qu’à la moindre pluie le sol est inondé. Les tentes d’officiers supérieurs sont toutes à la franca, avec tables, chaises, plians du bazar de voyage et lits en fer. On se groupe autour du brazero dont la cendre recouvre les charbons ardens et répand une douce chaleur ; on apporte le café et les pipes, et, à part le fez que portent les officiers et les sabres à lames recourbées qui pendent accrochés au palan de la tente à côté des revolvers, on pourrait se croire dans un camp français. Autour du quartier-général on a groupé, selon l’usage, les différens services de l’armée : l’intendance, le secrétariat, le service de santé et la tente du trésorier, qui, dit-on, remplit une sinécure. Le secrétariat occupe deux tentes sous lesquelles les écrivains, couchés à plat ventre sur de la paille de maïs, tracent les caractères turcs munis de leurs plumes de roseaux, la main appuyée sur de petite pupitres fort bas. Les cuisines sont installées à une extrémité du camp, sous d’énormes tentes brunes à raies jaunes, en tissu grossier de poil de chameau ; c’est la tente classique du Tell et du Maroc, celle de l’Arabe dans tout l’Orient. Les hommes de corvée se distinguent absolument des autres et semblent ne pas appartenir à l’armée : ils sont vêtus de blanc, les jambes nues, la tête rasée jusqu’au milieu du crâne, couronné d’une houppe de cheveux qui se tiennent tout droits, autour de laquelle le fer a laissé une trace bleuâtre. Le matériel consiste en une série d’énormes chaudières noires dont le transport doit être difficile dans les grandes marches ; tout un côté de la tente est ouvert au midi, et les cuisiniers, debout devant les grands récipiens