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l’égard des Indiens. C’est quelque chose sans doute, ce n’est pas tout. Il faut encore que cette politique soit tenace, qu’elle se préserve des folles ardeurs si naturelles au génie argentin et des défaillances qui ne manquent jamais de les suivre. Il importe peu d’avancer lentement, pourvu qu’on avance avec persévérance et méthode. En ce sens, cette expédition, qui n’annonce pas d’autre but que de transporter la frontière cinquante lieues plus loin, qui n’y emploie d’autres élémens militaires que ceux qui sont à sa main, cette expédition sans fracas et sans mise en scène, doit par cela même inspirer confiance. Cette modestie est une nouveauté et donne lieu de croire que la question indienne, œuvre de patience et de méthode, a enfin été prise par le bon bout.

Si l’on cherche à tirer les conclusions des scènes que nous avons essayé de peindre, la première qui se présente à l’esprit est que l’ère des complaisances et des flatteries pour les Indiens doit se fermer pour toujours. La dernière expérience est complète et décisive. Être humain à leur égard, rien de mieux, à la condition de ne l’être qu’après les avoir vaincus et de leur avoir fait comprendre que cette générosité n’est pas de la faiblesse. Au point de vue militaire, le lecteur n’aura pas manqué de noter déjà en quoi consiste la faute capitale où s’était laissé entraîner la république argentine. Elle s’était réduite au rôle passif, à la guerre défensive, de toutes les guerres la plus ingrate et la moins efficace. Elle avait laissé ses ennemis sauvages s’arroger le côté facile et brillant, une offensive intermittente, des coups de main rapides, aux heures et sur le terrain qu’ils choisissaient eux-mêmes. La translation de la ligne des frontières permet d’intervertir les rôles. Les Indiens devront désormais se garder, être toujours vigilans et toujours inquiets. Ces irréguliers sont incapables de s’accommoder d’un pareil régime. Ils s’enfonceront plus avant dans les profondeurs de la pampa, et la ligne pourra être reportée une seconde fois plus loin presque sans coup férir, sans avoir gagné de grandes batailles, il est vrai, mais aussi sans en avoir perdu, sans avoir essayé de frapper vivement l’imagination des électeurs par d’éclatans succès, mais en revanche sans avoir ruiné personne par des revers inattendus. Si le procédé est long, il est sûr. En quelques étapes, on sera au Rio-Negro. C’est une barrière naturelle que les Indiens du sud, qui ne savent ni nager ni naviguer, franchiront difficilement. Il suffira de garder des gués peu nombreux et connus. La question indienne sera alors résolue pour longtemps. Veuille le ciel qu’une politique avisée et pratique complète l’œuvre en favorisant la mise en valeur des milliers de lieues carrées ainsi conquises à la civilisation.


ALFRED ÉBELOT.