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tout cela d’un trait et le résumer en un croquis, il suffit de raconter notre arrivée à Olavarria. Le soir tombait, nos chevaux étaient épuisés de fatigue, et, à mesure que la nuit s’épaississait, on voyait nettement se dessiner un immense cercle de flammes qui de toutes parts bordait l’horizon. Les Indiens, avant leur départ, avaient incendié tous ces champs pour couvrir leur retraite et dans la traversée du désert avoir derrière eux, au rebours des Hébreux de Moïse, une colonne de fumée le jour et de feu la nuit qui leur servît à diriger leur marche. J’avoue que j’avais jusque-là trouvé mesquins ces fameux incendies de prairies chers à Cooper, et dont ses romans faisaient à mon sens trop d’étalage ; c’est que je n’avais jamais vu une ceinture de feu d’au moins dix lieues de tour disperser dans l’air en fumée, en même temps que les herbes folles de la pampa, les espérances et les moissons de centaines d’agriculteurs. Comme nous contemplions ce spectacle, deux cavaliers nous abordèrent et nous demandèrent s’il était vrai que nous ramenions une captive délivrée par les troupes. C’était vrai en effet, et elle était dans notre char. Ils coururent à la portière. — Ce n’est pas elle, dirent-ils avec désappointement, allons à la Blanca-Grande. — Ils repartirent, et ne tardèrent point à se perdre dans la nuit, galopant vers le désert. C’étaient le mari et le fils d’une pauvre femme que les Indiens avaient enlevée. Hélas ! ce qu’ils allaient chercher si loin, à travers ces plaines sinistres, c’était sans doute une amère déception. Telles sont les épreuves de la vie de frontières.

Olavarria, Tapalqué, le Tandil, ce qu’on pourrait appeler la seconde ligne de défense, avait 2,000 ou 3,000 hommes de troupes. Le docteur Alsina, accouru à l’Azul aux premières nouvelles de l’invasion, les y avait concentrées sans doute avec la pensée, qui devait plaire à sa mauvaise humeur légitime aussi bien qu’à son activité de répondre à l’agression des Indiens par une agression immédiate, et de lancer en avant l’expédition depuis longtemps résolue. Cette expédition n’a pu pourtant se mettre en marche que deux mois après, aux premiers jours de mars. C’est certainement un malheur. L’effet moral produit par une offensive foudroyante aurait été immense, et il devenait nécessaire d’agir vigoureusement sur le moral ébranlé des colons du désert. Malgré les victoires obtenues, les ruines étaient là, fumantes, et les ruines parlent plus haut que les bulletins. La panique s’était mise dans les estancias de la frontière, ces établissemens d’avant-garde qui avaient supporté sans faiblir tant d’autres émotions. Or une panique à la frontière, une panique des capitaux considérables qui y sont engagés, est plus désastreuse que trois ou quatre invasions. L’expédition qui est en ce moment en marche marque l’inauguration d’une politique plus décidée à