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et nous le renvoya après avoir échangé le bon cheval sur lequel il était venu d’abord, contre la plus mauvaise rosse qu’on pût trouver. Les Indiens, quand il s’agit de chevaux, pensent à tout.

Nous étions donc réduite, et c’était un bonheur assurément, au rôle de spectateurs. Malgré les lisibles effrois du platero, qui tremblait que les Indiens ne prissent garde à nos vêtemens civils, nous pouvions assister, debout sur la plate-forme et la jumelle en main comme au théâtre, au défilé de l’invasion. Quatre heures durant, nous vîmes se succéder les forêts de lances et les immenses troupes de bœufs et de chevaux. Il y avait au moins 150,000 têtes de bétail. C’était une chose admirable que le bel ordre dans lequel tout cela cheminait. Ces interminables troupeaux d’animaux hennissans et beuglans, qui n’avaient tous qu’une même idée, se dérober, retourner en arrière, marchaient comme à la parade, maintenus, sans efforts apparens, en files serrées et dociles. Enfin apparurent les femmes et les enfans de la tribu de Catriel. Sur un signe du cacique, tout était monté à cheval à la recherche d’une autre patrie. Les vieilles femmes, détail touchant, emportaient leurs poules, leur coq, leur chat, dans des cages grossières ; plus loin, et c’était moins patriarcal, on distinguait une calèche vide, voiture volée dont les propriétaires avaient été massacrés. Le soleil descendait rapidement, quand un soldat cria : — Il vient beaucoup de monde au sud droit sur nous. — Ces soldats argentins ont une vue d’une portée étonnante. On distinguait à peine à la lunette un point noir qui grossit à vue d’œil.

C’était de deux choses l’une, ou un corps de la frontière côte sud, ou une force indienne qui, maintenant que la tribu avait passé, revenait nous charger. Le platero éperdu inclinait pour cette dernière hypothèse. On avait reconnu les ingénieurs, il le disait bien ! Nous étions payés pour savoir que les Indiens ne s’exposent pas à des dangers de luxe, et quelque haine qu’ils puissent nous porter pour avoir profané leurs champs, cela ne valait pas un combat. D’ailleurs une agitation significative se manifestait dans leurs rangs, des cavaliers couraient le long de la ligne à toute bride, et les conducteurs des troupeaux en accéléraient l’allure à grand renfort de cris et de coups. Pourtant c’étaient bien des lances qui hérissaient le front de l’avant-garde, à présent distincte, des forces qui arrivaient, et c’était bien sur nous qu’elles arrivaient au grand galop. Une lance plus haute que les autres se détacha bientôt ; mais l’Indien qui la brandissait avait un képi de commandant. C’était le cacique Pichi-Huinca. Il est impossible de rendre la fureur de ce brave homme quand il apprit que c’était son ennemi Cairiel qui fuyait là-bas. Toutes les formules d’exécration de l’espagnol et de l’indien, deux langues riches en jurons, y furent épuisées. Il repartit comme