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vénérable antiquaille. Avec une vieille baguette de fusil, des bouts de bois, des lanières de cuir, on improvisa une machine à percer, et au bout d’une demi-journée d’efforts on put calculer, d’après l’avancement du travail, qu’en vingt-deux heures on restituerait au canon sa lumière. On ne manqua point d’envoyer demander des gargousses à mitraille au fort Lavalle. Le commandant, fort surpris de ces velléités exterminatrices, nous les refusa tout net. Ayant toujours vu les canons des fortins servir simplement à donner l’alarme, ce brave homme trouvait presque inconvenant qu’on voulût les employer à autre chose. Cela ne nous découragea point. On ne nous fournissait pas de mitraille, nous en fabriquerions. Grâce à notre poudre de chasse, nous nous trouvâmes même bientôt à la tête de six coups de canon. Nous fîmes alors une découverte navrante. Notre lumière, percée de travers, était venue donner dans la culasse. Toute notre peine était perdue. Pas encore : nous nous avisâmes d’établir une mèche qui, allumée à la gueule de là pièce, irait enflammer la poudre dans le fond après avoir longé la boîte à mitraille, qui à cet effet fut laissée trop petite. Nous n’eûmes pas l’occasion de faire l’essai de ce système, qu’il serait téméraire de recommander ; mais on avouera qu’en récompense de tant de bonne volonté le destin nous devait bien une représentation d’une invasion indienne dans toute sa pompe. Il nous la donna.

Une nuit, vers trois heures, à ce moment qui précède l’aube et dont on nous avait appris au fort Necochea à nous défier, le lieutenant m’appela tout bas. « Ils sont là, » me dit-il. On distinguait à une demi-lieue une tache confuse, immobile. Chacun prit son poste en silence. Les dernières instructions furent données à mi-voix : rester immobile, attendre le commandement pour faire feu, soigner sa première balle, après cela tirer à volonté, mais posément, à bonne hauteur. Quelques minutes s’écoulèrent. Toute notre crainte était que ces Indiens, nous sachant sur nos gardes, ne vinssent à nous échapper. Enfin la tache immobile s’ébranla, puis se mit au galop en bel ordre. Les Indiens ont un cri de guerre singulier et qui ne manque jamais d’effarer les chevaux. C’est un hurlement aigu, entrecoupé de coups secs et rapides frappés avec la main sur les lèvres. Ils le poussaient pour s’exciter, mais discrètement, sans donner de la voix. Ils ne voulaient pas nous réveiller. Enfin ils se déployèrent et se lancèrent franchement. Ils étaient environ 300 hommes. On les laissa approcher à 400 mètres, et là on les salua d’une superbe décharge. Ce fut un changement à vue. En un clin d’œil, il n’y avait plus d’escadron, il n’y avait plus que des cavaliers isolés couchés sous leurs chevaux et s’éparpillant ventre à terre dans toutes les directions. Ce n’était qu’un désordre apparent. Ils se reformèrent en trois groupes qui prirent position, hors de portée de nos