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que cette escarmouche, il était aisé de rêver pire. Le résultat certain et précieux, c’est que civils et soldats s’étaient touchés du coude dans le danger et s’étaient réciproquement inspiré confiance et estime. Les uns et les autres brûlaient d’affronter ensemble de nouveaux périls. Pour nous, qui arrivions de Necochea, nous ne laissions pas d’être humiliés de n’avoir pas encore étrenné nos armes neuves. Il fut donc décidé que nous n’abandonnerions pas un poste si fertile en péripéties. Nous pouvions rentrer au fort Lavalle, la route était libre : il nous en arrivait des courriers, il nous en arriva bientôt des chevaux et des livres ; mais notre ardeur guerrière regimbait à l’idée d’aller demander protection à ses murailles, et une dévorante curiosité nous retenait à Aldecoa. Nous avions si bonne envie d’y rester, qu’il n’était pas jusqu’à l’exiguïté du fortin qui ne nous parût une condition favorable. Nous étions dix-huit. C’était presque un défenseur par mètre de parapet. Quelle belle fusillade cela ferait l et quels Indiens, pour nombreux qu’ils fussent, oseraient y résister longtemps ? C’est donc d’Aldecoa, et par les nombreux courriers qui passaient d’une frontière a l’autre, qu’il nous fut donné de suivre le drame de l’invasion. On n’en avait jamais vu de pareille.

La tribu de Catriel, jointe à celle de Namuncurà, ravageait les environs de l’Azul et assiégeait la ville. Les tribus des caciques Pinzen et Baigorrita avaient tenté de surprendre la Blanca-Grande. Dispersées à coups de canon, elles n’en avaient pas moins franchi la ligne un peu plus loin, et pillaient les champs de Tapalqué, à l’ouest de l’Azul. Le désert avait mis sur pied pour frapper ce grand coup au moins 5,000 lances. La révolte de Catriel avait fait la partie belle aux envahisseurs. Dans presque tous les fortins, de la Blanca-Grande à Lavalle, les garnisons chrétiennes avaient été massacrées, les chevaux volés. Durant une journée entière, les communications furent coupées entre les deux forts.

Ce qui nous apparaissait le plus clairement, c’est qu’il allait y avoir sous peu du nouveau, beaucoup de nouveau, au fortin Aldecoa. Ce n’était pas en vain que nous avions étudié ces campagnes pied à pied pendant un grand mois. Nous en connaissions la topographie sur le bout du doigt ; nous aurions pu en remontrer sous ce rapport aux Indiens eux-mêmes. Or la topographie nous disait que nous étions précisément sur la route que les Indiens devaient suivre pour s’en aller. Nous les attendîmes pendant quatre grands jours et quatre longues nuits. On avait rafraîchi le fossé, élargi le puits pour qu’il pût abreuver nos trente chevaux, étroitement gardés au pied même du fortin. Quant au canon, il était encloué. Était-ce malice d’un Indien ou maladresse d’un soldat ivre ? Peu importait, nous saurions bien remettre en état cette