Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/141

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

attaqués au cours de leurs opérations et en pleine prairie, avaient eu un homme pris, un autre blessé. Un lourd silence succéda à nos plaisanteries. Nous avions précisément avec nous l’officier chargé des fortins Aldecoa ; c’était un jeune lieutenant étranger, un Italien né à Athènes, qui, soldat par goût et indiscipliné par tempérament, avait saisi toutes les occasions de guerre irrégulière que cette double origine lui avait fournies ; il avait fait le coup de feu avec les Turcs dans les montagnes de Crète, et plus tard avec tous les adversaires contre lesquels le général Garibaldi a bataillé en Italie et en France. Il était pour ses péchés au fortin Aldecoa. Quelle trouvaille pour nous, au milieu du désert et au bout du monde, qu’un officier citant Homère et le Tasse dans leur langue ! Aussi avais-je obtenu du commandant du fort Lavalle de l’emmener comme guide dans mon excursion. Qui eût pu prévoir que le fortin Aldecoa, qui n’avait jamais été attaqué alors qu’il n’était pas défendu, viendrait à l’être quand tout notre monde, une force imposante, une douzaine de carabines, y tenait garnison ?

Ce fut la première réflexion qui vint au lieutenant, et la seconde fut que, puisqu’on avait fait à son fortin l’honneur inattendu de vouloir l’enlever, il fallait qu’il revînt le défendre. Je n’étais pas moins pressé que lui de savoir ce qui était advenu de mes compagnons. Justement les chevaux venaient d’être rappelés et rentraient ventre à terre. Notre hôte ne s’opposait plus à notre départ, tout en étant un peu inquiet pour nous de cette traversée de huit lieues quand tous les Indiens du dedans et du dehors étaient en campagne. En somme, et à examiner froidement les choses, elle n’était pas très-périlleuse. Nous étions trois Européens armés de revolvers de gros calibre. Mon domestique et nos deux soldats d’escorte avaient chacun un fusil Remington et cinquante cartouches. H était peu probable que les Indiens vinssent se frotter à notes, amorcés par le maigre appât des huit ou dix chevaux de réserve qui nous précédaient. S’ils se présentaient, nous croyant mal armés, il était plus que douteux qu’ils insistassent en s’apercevant du contraire. Il y avait tant d’autres chevaux là-bas, du côté des estancias, qu’ils pouvaient prendre sans péril ! En tout cas, dix minutes après la grande nouvelle, nous galopions vers Aldecoa. J’étais surtout dévoré d’inquiétude sur le sort de deux de mes aides, Français et assez mauvais cavaliers, condition désastreuse dans une attaque en plein champ. C’étaient précisément ceux qui s’étaient le plus brillamment tirés d’affaire.

Comme nous changions de chevaux à moitié chemin, le canon de Necochea fit entendre ses trois coups d’alarme, qui retentirent avec solennité dans ces solitudes. Les Indiens entraient donc derrière nous. Peu à peu nous pûmes en distinguer au loin un groupe assez