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fille, ils l’avaient cachée à tous les regards dans le camp d’Indiens amis en permanence à Lavalle. Pourtant, si mauvaise opinion que j’eusse pu concevoir d’eux, j’étais loin de me douter qu’une armée indienne attendait à quelques lieues de là leur retour et les dernières instructions de Catriel, qu’ils lui apportaient, pour se précipiter sur la frontière et réaliser une des plus terrines invasions dont la république argentine ait gardé la mémoire.


II

La frontière de la province de Buenos-Ayres suit une ligne en zigzag dont la direction générale est à peu près nord-sud. Elle est divisée en quatre sections d’une trentaine de lieues chacune. La section sud, où nous nous trouvions, est flanquée de deux forts assez respectables : à droite la Blanca-Grande, où campent 600 hommes de vieilles troupes, à gauche le fort Lavalle, défendu alors par 60 soldats de ligne et 300 Indiens de Catriel. Ces forts sont à cheval sur deux chemins jadis tracés par les tribus indiennes et restés leur route favorite parce qu’on y trouve, à des distances convenables, condition indispensable pour abreuver les troupeaux en marche, des lagunas permanentes. Tous deux, du côté du désert, aboutissent aux toldos du cacique Namuncurà ; ils se rencontrent du côté de l’intérieur à peu de distance de l’Azul. Les fréquens charrois qu’a nécessités le service des garnisons les ont convertis en deux routes charretières formant les deux côtés d’un triangle dont l’Azul est le sommet et dont la base est la route qui longe la ligne de défense. Il n’est point superflu d’expliquer ce qu’on entend là-bas par une route charretière. C’est simplement une série d’ornières profondes et parallèles entrecoupées de fondrières fréquentes. Seulement, sur les bourrelets de terre qui les séparent, le gazon, fatigué par les sabots des attelages, est moins haut et moins dru que les pâturages environnans. Il faut un œil exercé pour reconnaître à trente pas ces routes naïves sur la surface de la prairie ; mais, si elles n’existaient point, il serait souvent impossible à une charrette de se dépêtrer du lacis des hautes herbes. Outre ces deux forts principaux, la ligne, de trois en trois lieues, est garnie de fortins pourvus de chevaux de relais pour les courriers militaires et d’une faible garnison. Le rôle de ces fortins est surtout d’assurer le service des dépêches et d’annoncer l’entrée des Indiens en dedans de la ligne par trois coups de canon tirés à blanc, qui se répètent de fortin en fortin jusqu’au fort. Ils n’ont du reste aucun moyen de tenir tête aux envahisseurs. Ils se composent tout uniment, outre le corral où l’on enferme les chevaux, d’une misérable cahute en terre couverte de chaume, exhaussée sur une petite esplanade et entourée d’un fossé