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tableau qui en dit long sur la vie intérieure des toldos et qui résume le caractère de leurs habitans.

Malgré l’expédient imaginé in extremis et mis à exécution avec tant de dextérité, les beaux jours de la tribu étaient finis. Juan José Catriel ne pouvait tarder à comprendre qu’il était temps de prendre au sérieux ses devoirs et de gagner la paie d’Indien soumis, c’est-à-dire en somme de garde national mobilisé, assujetti aux exigences du service et recevant plus d’ordres que de conseils. Un colonel de fraîche date, mis inopinément en vue par les événemens de septembre, don Nicolas Levalle, arriva bientôt à l’Azul. Il appartenait à cette génération d’officiers vaillans et disciplinés qui s’était formée l’épée à la main durant la guerre du Paraguay, et qui ne laissait pas de gêner par son esprit rigoureusement militaire les visées politiques du haut état-major de l’armée. Relégués et volontairement oubliés dans les postes secondaires, ces jeunes commandans avaient la résignation amère de gens dont la carrière s’est fermée avant l’heure. Comme il est naturel, ils n’en avaient conçu que plus de goût pour leur ingrat métier, qu’ils étudiaient avec soin, à tout hasard. La révolution de septembre les trouva prêts et ardens. Cette révolution, qui admet tant d’interprétations diverses, montra surtout, en ce qui concerne l’armée, combien celle-ci avait horreur de la politique, et aussi combien les chefs de bataillon etaient enchantés de prendre leur revanche sur les grosses épaulettes.

Homme de devoir, le colonel Levalle ne pouvait être du goût de Juan José Catriel. Leur premier démêlé sérieux survint à propos des rations. Le colonel voulut assister à la distribution des vivres. Il compta les bœufs, mesura l’eau-de-vie, pesa le tabac, et, constatant le déficit, demanda sévèrement ce que cela signifiait. Le fournisseur exhiba le reçu du cacique. Le colonel s’en saisit comme pièce de conviction et l’envoya au ministre de la guerre. L’incident fit du bruit ; il n’y en avait point qui pût être plus désagréable à Catriel. C’était sa liste civile qu’on lui confisquait. Il bouda, les hauts personnages de la tribu boudèrent ? mais les capitanejos de dernier rang et la vile multitude trouvèrent que les idées du colonel avaient du bon. Cette question des vivres fit poindre dans la tribu les premiers germes d’un parti bien circonspect sans doute, mais qui appuyait discrètement les réformes. Vinrent ensuite les difficultés relatives au service, qui fut pour la première fois réglé avec précision. Ce n’était plus d’un peu longues promenades à cheval en temps d’invasion ou de guerre qu’il était question. On était toujours en guerre, l’invasion était toujours imminente. Il fallut fournir des contingens déterminés et les envoyer camper aux endroits prescrits. Ces factions étaient odieuses aux Indiens. Plusieurs retournaient tranquillement chez eux, encouragés dans leur