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de tempérament. Les uns rougiront d’une parenté, même lointaine, avec ces êtres inférieurs ; les autres mesureront avec une satisfaction fière, par la bassesse même des débuts, l’étendue des progrès réalisés. Dans tous les cas, ne méprisons pas trop les représentans contemporains des antiques tribus errantes. Qui saurait dire quelles destinées leur eussent été réservées à la faveur de circonstances meilleures ? Ces destinées, ils ne les accompliront point. Ils disparaîtront, mais non sans avoir infiltré chez leurs vainqueurs quelques gouttes de leur sang inculte, venin peut-être, mais peut-être aussi ferment, qui fera bouillonner dans le cœur des peuples de ces contrées des énergies inconnues. En attendant, ils pèsent d’un poids très lourd sur la politique et la fortune d’un pays vivace qui ne demande qu’à se développer. Après les avoir examinés comme un phénomène d’histoire ou, si l’on veut, d’histoire naturelle, il y a lieu de se demander quels sont les moyens les plus efficaces d’assujettir leurs derniers débris au joug bienfaisant des lois sociales.


I

Au mois de novembre 1875, le ministre de la guerre de la république argentine, le docteur don Adolfo Alsina, me chargea de la mission assurément peu commune, même pour un ingénieur sud-américain, de tracer une ville en plein désert, de la doter d’une école, de l’entourer de fermes et de métairies, et d’y installer, en exécution d’un traité récent, la tribu indienne du cacique Catriel. Ces Indiens appartenaient, encore, il y a peu de mois, à la catégorie de ceux qu’on appelle en style de frontière los Indios mansos, les Indiens apprivoisés ; on voulait leur faire faire un pas de plus et les rendre Indiens civilisés. Le moyen adopté pour parvenir à ce résultat paraissait sage et judicieux. C’était de supprimer le communisme stérilisant dans lequel ils végètent sous le despotisme patriarcal des caciques ; c’était de donner à chacun d’eux, avec la propriété de son champ et de sa maison, le sentiment de son indépendance d’homme et peu à peu, par l’école et par l’exemple, de sa dignité de citoyen. Il était naturel qu’au lendemain même de leur avènement au pouvoir les hommes qui dirigent les destinées du peuple argentin voulussent tenter cette grande expérience. Dans cette mêlée des partis, où toutes les professions de foi se ressemblent, le meilleur de leur bagage politique était précisément leur sollicitude pour la frontière. Ils avaient toujours protesté notamment contre les prérogatives accordées aux caciques soumis, contre le droit de vie et de mort, de confiscation et de torture, dont les traités antérieurs les avaient trouvés, et les avaient laissés investis, H était plus étrange que le cacique Catriel se fut montré de si