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l’ancienne littérature picaresque ; puis, comme pour rendre le rapprochement plus frappant, de longs récits de personnages secondaires intercalés dans le récit principal. C’était dans Gil Blas, s’il vous en souvient, l’histoire de la belle doña Mencia de Mosquera arrêtée par les voleurs, de don Raphaël le pirate ou de Scipion le secrétaire ; ici c’est Marijuan, le vieil ami de Gabriel, qui, prenant la parole, raconte par le menu tout ce qu’il a vu et souffert au fameux siège de Girone. Rien de plus ingénieux, de plus commode assurément, que le procédé imaginé par Hurtado de Mendoza, l’auteur du Lazarille, et adopté par Le Sage ; ce rôle de domestique surtout, curieux, observateur et ambitieux, est une vraie trouvaille : avec lui, le lecteur pénètre chez toutes les classes de la société, du boudoir de l’actrice dans le salon de la grande dame ou l’antichambre du ministre, et voit passer sous ses yeux en un défilé ininterrompu les types les plus étranges et les plus divers. Toutefois, si telle donnée fantastique, telle complication invraisemblable s’admet facilement de la part d’un écrivain du XVIIIe siècle racontant en manière d’apologue les mystères et les intrigues de la cour d’Espagne sous Philippe IV, il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit d’une époque aussi terrible, aussi voisine de nous que celle de la guerre de l’indépendance. Trafalgar et Bailen, Napoléon et Wellesley, ces grands événemens et ces grands noms ne prêtent guère aux inventions ultra-romanesques : l’histoire refuse de revêtir les oripeaux et le clinquant de la féerie.

Or, à notre avis, M. Perez Galdós, dans ses fictions, n’a pas assez souci de la vraisemblance. La guerre aidant, son héros a troqué la livrée du laquais contre la capote du combattant ; il est un peu fusillé à Madrid par les soldats de Murat, prend part à la victoire de Bailen, attrape force blessures et gagne grade sur grade à Saragosse, défend Cadix contre le maréchal Victor, se distingue avec les guérillas contre nos convois, et à lui seul s’empare d’une aigle française sur le champ de bataille des Arapiles. Entre temps, il a quitté son nom roturier : il s’appellera désormais Gabriel de Araceli ; par deux fois il a enlevé sa maîtresse, en tout bien tout honneur, s’entend ; il s’est évadé d’un cachot, a transpercé lestement un lord en duel, et s’est fait aimer d’une miss anglaise. Avec tout cela le personnage nous est médiocrement sympathique ; il a beau se tirer victorieusement des passes les plus difficiles, nous avons peine à reconnaître en lui une de ces âmes fortes et fières, vraiment grandes, qui dominent les autres par un sentiment complet et précis du devoir. Sous l’habit chamarré d’or d’officier, il lui reste quelque chose de sa première condition : du moins en a-t-il gardé l’habitude, d’écouter aux portes, de décacheter les lettres qui ne sont pas pour lui, de prendre les clés de ses voisins, ainsi qu’une déplorable facilité à se rouler aux pieds de ceux qu’il servait jadis. Honnête au fond, mais sans délicatesse, il est brave sans énergie ; ce sont, comme on dit, les événemens qui le portent. Sa modestie même, beaucoup trop naturelle, ne