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montrer à un Français les résultats déjà obtenus par son gouvernement, lui signale les chefs qui l’entourent. « Voyez ces hommes, dit-il, il y a bien peu de temps qu’ils se déchiraient encore les uns les autres. Aujourd’hui ils sont plus obéissans et plus doux que des moutons. » Le comte peut parler d’eux en toute liberté, ils ne comprennent pas un mot de la conversation. Celui-ci, c’est Nikitas, le Bayard des klephtes, celui-là Dimitraki, cet autre Kolopoulo, ce dernier Kolokotroni ; toute la Grèce de l’insurrection, la Grèce héroïque de 1820 à 1825, est représentée là dans un petit nombre de types extraordinaires. Quelle grâce guerrière chez Nikitas ! chez Kolokotroni quelle énergie sauvage ! Chefs d’une sorte de féodalité issue de la guerre nationale, ils sentent bien que leur temps est passé, que le salut du pays réclame d’autres forces, qu’il faut des armes nouvelles pour de nouveaux combats. De là, malgré leur soumission, ce voile de tristesse qui assombrit leurs visages. C’est surtout chez le plus terrible d’entre eux que cette lutte intérieure est visible. Kolokotroni naguère encore était le roi des montagnes ; d’où vient-il en ce moment ? De la prison où le congrès national a été obligé de l’enfermer. Il n’en serait pas sorti sans l’intervention du président. Le voyageur, avec la double vue du poète, lit sur sa figure bronzée les sentimens qui l’agitent et les traduit à sa manière : « Ah ! quand même ses pieds appesantis le porteraient aussi vite qu’autrefois sur les crêtes des montagnes, il n’y serait plus roi. Comme dans sa jeunesse, il ne pourrait plus dire autour de lui : Descendez au Choriô, amenez les chèvres et les moutons, que nous fassions ici la sainte pâque. S’il va par les chemins battus faire rôtir un agneau, tout de même qu’un damné juif d’Ipsamboul, il faut qu’il le paie. Il n’entassera plus sous son donjon de Caritène ni la rançon d’un marchand d’Odessa, ni les pistolets d’argent d’un aga, ni ses poignards de nacre et d’ivoire, ni le prix de ses belles cavales, ni le trésor du vizir qui grimpait à dos de mulet le sentier du pachalik, ni peut-être aussi sa part de lion dans les quêtes des jeunes filles de France et d’Allemagne. Adieu, beaux palikares vendus à sa famille. Klephtes et capitaines, dormez dans vos cabanes. D’Argos à Carvathi, il vous faudrait un passeport. Adieu, ceintures d’acier, balles enchantées, fusils ailés, sabres plus tortueux que serpens et vipères ; n’a-t-il pas vu passer à Napoli 2,000 fantassins et 300 cavaliers, tous inconnus, tous étranglés sous le schako des Moscovites ? Et pour maître n’a-t-il pas barba Jani qui jamais n’a touché le fourreau d’un yatagan ? Psariotes et Souliotes, forbans et Moréotes, cherchez votre île sous les eaux, votre pain sous la cendre. La plume a tout fait, le sabre n’est rien. Les vieux klephtes sont morts. »