Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/875

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait peser sur moi ; mais elle nous était imposée par l’honneur et le devoir. Puisque la Providence a voulu que seul en Italie le Piémont fût libre et indépendant, le Piémont doit se servir de sa liberté et de son indépendance pour plaider devant l’Europe la cause de la malheureuse péninsule. Nous ne reculerons pas devant cette tâche périlleuse : le roi, le pays, sont décidés à l’accomplir jusqu’au bout. Vos amis les doctrinaires et les libéraux qui pleurent la porte de la liberté en France après avoir aidé à l’étouffer en Italie, trouveront peut-être notre politique absurde et romanesque. Je me résigne à leurs censures, certain que les cœurs généreux comme le vôtre sympathiseront avec nos efforts pour rappeler à la vie une nation renfermée depuis des siècles dans un affreux tombeau. Si je succombe, vous ne me refuserez pas un asile au milieu des vaincus éminens qui viennent se grouper autour de vous… Recevez cet épanchement comme l’aveu que toute ma vie est consacrée à une œuvre unique, l’émancipation de ma patrie… »

Voilà le but suprême avoué ; mais, pour y arriver, Cavour savait bien qu’il y aurait plus d’une étape, qu’il pouvait y avoir aussi plus d’un chemin, et le résultat de la politique qu’il suivait depuis quatre ans, par laquelle il grandissait lui-même en relevant son pays, c’était précisément de mettre le Piémont en mesure de marcher à son but par tous les chemins, de saisir les occasions favorables. Le jour où une de ces occasions naissait, il n’était pas homme à la laisser échapper.


II

Ce que Cavour avait prévu dès 1851, lorsqu’il parlait des avantages diplomatiques des traités de commerce, devenait tout à coup en effet une réalité : La guerre de la France et de l’Angleterre contre la Russie était cet événement qui pouvait envelopper tous les peuples, qui partageait « en deux camps l’Orient et l’Occident. » Depuis le commencement, Cavour suivait d’un œil attentif le grand conflit, il en pressentait l’extension inévitable et il en subissait, di-rai-je, la fascination. Dès le printemps de 1854, au moment où les armées de France et d’Angleterre cinglaient vers la Mer-Noire, se trouvant un soir avec le comte Lisio chez sa nièce la comtesse Alfieri, auprès de qui il aimait à se reposer, Cavour semblait pensif. « Pourquoi n’enverriez-vous pas dix mille hommes ? » lui disait tout à coup sa nièce, comme pour répondre à sa pensée. « Ah ! répliquait-il vivement, si tout le monde était de cet avis, ce serait déjà fait. » De temps à autre, la comtesse Alfieri, femme intelligente et faite pour comprendre son oncle, reprenait : « Eh bien ! partons-nous ? » Et il se bornait à dire en souriant : « Qui sait ? »