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commencer par M. de Revel, qui ne se sentait pas de force à dominer le courant de l’opinion. L’avènement de Cavour, après cette dernière et vaine expérience, devenait d’autant plus significatif ; il tranchait la question entre les deux systèmes qui depuis près de trois ans étaient perpétuellement en lutte à Turin.

Le nouveau président du conseil arrivait au gouvernement dans les conditions qu’il avait lui-même préparées, qu’il avait maintenant à étendre, à fortifier ; et ici qu’on remarque la manière de procéder de Cavour. S’il était bien résolu à ne plus se laisser arrêter par les résistances de la droite, du « parti clérical, » il n’avait nullement l’intention de déplacer brusquement l’équilibre politique, de se séparer de ses amis, les modérés libéraux ; il n’avait garde de « rompre la chaîne, » comme il le disait, et avant tout il avait tenu à s’assurer le concours des principaux membres du cabinet d’Azeglio dont il avait été le collègue. « Sans La Marmora, répétait-il familièrement, je ne pourrais pas être ministre. » Pour lui, La Marmora représentait la réorganisation militaire, comme Paleocapa, ingénieur de premier mérite, représentait l’esprit de progrès dans les œuvres matérielles, comme Boncompagni représentait l’esprit de sage réforme dans les questions religieuses. Les nouveaux ministres des affaires étrangères et de l’intérieur, le général Dabormida et le comte Ponza de San-Martino, se rattachaient aux mêmes traditions. C’était toujours un gouvernement de centre droit, avec un chef aux allures plus décidées, qui ne gardait pour lui que les finances, mais qui était de force à tout diriger. Ce n’est qu’après quelques mois, lorsque le cabinet avait eu déjà le temps de s’affermir, que l’entrée de Rattazzi au ministère de la justice réalisait l’alliance définitive avec le centre gauche. L’évolution s’accomplissait ainsi comme elle devait s’accomplir, par une sorte d’assimilation conduite avec autorité. Cavour ne subissait pas le centre gauche, il l’absorbait ou l’annexait, et le centre gauche avait raison de se laisser annexer, puisqu’il aidait au succès d’une idée juste et féconde par l’alliance de toutes les fractions libérales sous le plus habile des guides. Avant qu’une année fût écoulée, cette pensée recevait du pays lui-même la sanction la plus éclatante par des élections qui envoyaient à la chambre une immense majorité ministérielle.

A partir de ce moment, Cavour pouvait dire en toute vérité qu’il avait « élevé une barrière assez haute pour que la réaction ne pût la dépasser. » Il avait désormais, avec la confiance du prince, son ministère, sa majorité, c’est-à-dire toute une situation parlementaire qu’il avait conquise, sur laquelle il pouvait s’appuyer pour marcher à l’accomplissement de ses desseins, à la réalisation progressive de sa politique.