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vingt-huit, etc. » Décidément il vaut mieux revenir manger du Français.

En Allemagne, Rostopchine n’a fait que passer ; M. de Ségur a publié une partie de ses notes de voyage en 1792 et en 1815. Rostopchine y prend ses ébats aux dépens des académiciens, des postillons et des majors prussiens. Plus bilieux en 1817, il appelle le roi de Prusse un badaud, le Tugend-Bund devient le Tue-Jambon ; il ne trouve à féliciter que les grands-ducs de Bade et de Nassau, parce que, « malgré le cours du Rhin dans leurs états, ils n’ont pas jusqu’à présent de ministre de la marine. » Enfin je crois que le passage suivant, où le vieux Tatar ne fait pas grâce même au beau sexe, est un échantillon assez réussi de ce qu’eût été la correspondance de Rostopchine, s’il eût fait ses délices des capitales germaniques :

« J’ai perdu toute considération pour les Allemands. Ennuyeux à périr, existant pour ne rien concevoir, ayant l’apparence de réfléchir, ils passent leurs jours à se remplir l’estomac de viande, la vessie de bière et la tête d’idées abstraites ; depuis l’éloignement de Bonaparte, ils se sont rembourrés d’orgueil et d’honneur national, et je leur prouve toujours qu’ils n’ont rien fait que se joindre aux vainqueurs et que poursuivre un ennemi terrassé dans la guerre et réduit à ses propres moyens. Les Allemands reprochent aux Français d’être pillards ; mais eux-mêmes qu’ont-ils fait pendant le règne de Bonaparte ? Ils ont porté le joug en fumant et l’ont aidé en volant leurs voisins, leurs amis. Ils n’aiment pas quand on leur démontre qu’il n’y a que trois nations dans le monde : l’anglaise, la russe et l’espagnole. Malgré cela, et quoique mis en pièces de tout temps, ils font sonner bien haut leur gloire germanique. Tout est national, et les pauvres femmes, qui sans distinction de nation aiment les hommes de tout pays, sont les seules qui ne goûtent ni les maximes, ni l’enthousiasme, ni les jouissances patriotiques. »

Et que pense-t-il de la Russie ? La personne même du souverain ne lui en impose pas : il raille agréablement ses colonies militaires, sa Bible, sa popularité, ses idées constitutionnelles. La Russie « quant au moral, est le pays le plus gangrené. » Réprimer le vol administratif serait un travail d’Hercule. Rostopchine n’aime pas ses compatriotes : à Carlsbad, ce sont surtout les Russes qu’il évite. Mais ce qui devait être sacré pour lui, c’est la ville sainte de Moscou, avec ses glorieux et terribles souvenirs de « l’année douze. » Il y revient après avoir passé par les fourches caudines, et aussitôt il la prend en dépit. « Cette ville de Moscou me répugne ; on ne peut se faire à un public bête, oisif et rampant. » — « La vie que l’on mène ici se partage entre les cartes, la gloutonnerie et la calomnie ; on ne voit que des hommes engraissés et des femmes enflées, et on serait tenté de croire que l’on élève ici des chapons et des poulardes. »