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l’émancipation, ajoute son biographe, « parce que, bon et juste pour les paysans, il n’en voyait pas les inconvéniens pratiques ; » mais tous les maîtres d’esclaves autour de lui étaient-ils également justes et bons ? Quelle courte vue avait donc cet homme d’état ! A supposer qu’il fût, — comme on l’a dit d’Alexandre Ier, — un accident heureux parmi les siens, un accident pouvait-il tenir lieu d’une réforme ? Un homme était-il un remède suffisant aux énormes abus de l’institution ? Rostopchine, en 1812, à l’honneur du peuple russe citera d’admirables traits de patriotisme ; il nous montrera les paysans incendiant eux-mêmes leurs chaumières à l’approche de l’envahisseur, de vieilles mères qui amenaient leurs fils pour l’enrôlement, des jeunes gens qui dans leur désir de combattre le Français perdaient l’appétit et le sommeil. N’avait-il pas honte en songeant que de tels hommes restaient esclaves, qu’il n’y avait pas de liberté pour ceux auxquels la Russie devait son indépendance ? Cet ardent patriote n’a-t-il donc pas ressenti l’opprobre que faisait peser sur son pays cette vieille souillure asiatique ? Dans son aversion pour les choses d’Occident, il s’éprendra parfois d’un bel enthousiasme pour les anciennes mœurs nationales, pour le moujik. « Voilà, dira-t-il, la meilleure garantie de l’intégrité russe, et la barbe d’un paysan russe est comme un Gibraltar. » Cet amour du paysan, ce culte du moujik est vraiment trop platonique.

Dans sa seigneurie de Voronovo, le comte Féodor ne s’occupe guère que d’améliorations matérielles ; il s’applique à perfectionner la race ovine bien plus que l’espèce humaine. Ce qu’il demande à Voronzof, c’est de lui procurer une douzaine de brebis anglaises : de leur mélange avec la race suédoise il se promet « les résultats les plus heureux, tant pour la laine que pour la beauté des animaux. » Que ne lui a-t-il demandé quelques-unes de ces brochures qui circulaient dès lors en Angleterre sur la traite des noirs et l’abolition de l’esclavage ? Il a conservé toute sa haine pour les idées libérales. Il sait que le monde de Saint-Pétersbourg est devenu une société infernale. « On y voit par centaines des jeunes gens qui mériteraient d’être les fils adoptifs de Robespierre et de Danton.., Notre jeunesse est pire que la française ; on n’obéit et on ne craint personne. ». Ainsi ce que Rostopchine hait le plus dans le régime nouveau, après le vice sanglant de son origine, c’est la détente du pouvoir absolu, les vagues aspirations libérales du gouvernement et de la société. Cela va si loin qu’il s’en prendra à ce même Laharpe, qu’il appelait un « excellent et digne homme en 1792, et qui deviendra l’un des « individus qui ont le plus contribué à gâter le caractère primitif de l’empereur par ces principes révolutionnaires qui mènent les peuples au malheur et les souverains à l’échafaud. »