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désignés pour servir auprès de Paul poussaient la négligence dans le service jusqu’à l’insolence. Rostopchine toucha d’abord le cœur du prince en remplaçant bénévolement ceux qui s’absentaient. Il arriva une fois que pendant près de quinze jours personne ne se présenta pour le relever ; il écrivit alors au maréchal de la cour une lettre très verte pour ses collègues, ajoutant que d’ailleurs, « n’ayant ni maladie à soigner, ni chanteuse italienne à entretenir, » il continuerait avec plaisir à faire leur service auprès du grand-duc. Ses camarades furent piqués de ces allusions, et il y eut des scènes assez vives. Par ordre de l’impératrice, il fut exilé pour un an sur ses terres ; mais le grand-duc lui sut un gré infini de s’être porté son champion, et d’avoir bravé pour lui les puissans du jour. Tant que dura son exil, Paul ne voulut recevoir le service d’aucun de ses collègues ; dès qu’il fut de retour, le prince le manda en toute hâte à Pavlovski. Rostopchine continuait à regimber contre ses avances : « Connaissant mieux que personne combien son caractère est porté au changement, je ne fais pas grand fonds sur ses sentimens présens, et je ferai mon possible pour ne pas être trop avant dans son intimité. D’ailleurs ses secrets sont d’une nature repoussante pour moi, et j’aimerais mieux encourir une disgrâce signalée et mériter sa haine que de devenir méprisable par de lâches complaisances, que l’on regarde ici comme les moyens permis et nullement criminels (1795). » Six mois après (février 1796), Rostopchine est déjà disposé à le payer de retour : c’est surtout en bravant Zoubof qu’il veut prouver à Paul combien il est sensible à ses bontés ; il rend au favori les insolences dont le grand-duc est abreuvé. « Ce prince oublié, humilié, méprisé, me fait fermer les yeux sur ses défauts et je n’écoute que la voix de mon cœur. Je l’aime, je le plains et j’espère qu’il sera tout autre en sortant de l’état dans lequel il se trouve. C’est un vœu ardent que je forme pour notre patrie et pour lui. » Rostopchine cède à son cœur, mais, quoiqu’il s’en défende, il entrevoit déjà certaines « chimères de l’avenir, » certaines « brillantes illusions ; » sans doute il leur préfère de beaucoup son repos, mais enfin cette idée de l’avènement de son ami, auquel semblent ne pas songer les sots courtisans, les étourdis gentilshommes de la chambre, lui a déjà traversé l’esprit.

Le prince et le favori achevèrent de se lier dans cette nuit mémorable qui vit un règne nouveau succéder à l’ancien. Rostopchine fut le premier qui reçut Paul à sa descente de voiture, le premier qui écouta la confidence de ses doutes et de ses projets. Bien lui en prit d’avoir été autrefois persécuté, exilé, mal vu des puissans. Disgracié avec son prince, il monta avec lui au pinacle. Le frondeur de l’ancienne cour devint un des dignitaires de la nouvelle. D’un seul coup la fortune le dédommage de ses rigueurs passées.