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les dernières années du règne, années toujours pesantes et pénibles quand le règne a été long, années où éclatent surtout les vices latens que dissimulaient les splendeurs de la période de force, où le triomphal édifice commence à se dégrader et à se lézarder, où de la vieillesse du souverain l’empire semble vieillir. Il ne faut pas chercher dans la correspondance de Rostopchine une appréciation impartiale ; on n’y trouverait que l’impression d’un homme de parti, d’un disgracié, d’un frondeur. Son correspondant et lui sont deux mécontens : ils se consolent d’être négligés en critiquant, et la critique de Rostopchine est particulièrement âpre, amère, souvent injuste. Les regrets que laissa derrière elle la grande impératrice prouvent que les peintures comme les appréciations du comte Féodor ne doivent pas être admises sans un correctif.


II

Le règne des favoris est terminé : Catherine la Grande se meurt. Ses derniers momens ont trouvé un digne historien dans Rostopchine : son récit est un des beaux morceaux de la littérature russe au XVIIIe siècle, il mérite d’être comparé au récit de Saint-Simon sur la mort du grand dauphin. Qu’on se représente l’intérieur du Palais d’Hiver dans la nuit du 18 novembre 1796 : étendue sur un matelas agonise la tsarine ; debout auprès d’elle, son héritier, l’empereur de demain, qui après tant d’humiliations, une si longue attente, voit la couronne lui échoir à quarante-deux ans et s’effraie de cette responsabilité nouvelle ; en un coin du palais sanglote le favori Zoubof, hier encore tout-puissant et dont chacun aujourd’hui s’écarte soigneusement ; le verre d’eau qu’il demande vainement à ses courtisans terrifiés, il faut que Rostopchine, son ennemi de la veille, le lui fasse apporter par un laquais et le lui présente de ses propres mains. Même générosité envers l’ancien favori Orlof, surpris par une si étrange nouvelle et que les serviteurs du nouveau régime se préparent à harceler. Rostopchine le protège et l’admire, car dans une situation si redoutable il n’a pas remarqué en lui « le moindre signe de bassesse et de crainte. » Peut-être y a-t-il dans le récit du comte Féodor un certain arrangement qui vise à l’effet, un contraste voulu entre la lâcheté des courtisans et sa propre fierté, un certain penchant à se grandir lui-même en exagérant une servilité qui serait une honte pour le caractère national. S’il est humain pour Zoubof, généreux pour Orlof, comme il s’en dédommage sur le dos de tous les autres ! Il faut remarquer enfin que cette magnanimité lui était plus facile qu’à un autre. N’avait-il pas toute la confiance du nouveau maître ?

C’est ici le lieu de revenir sur l’origine de sa faveur auprès de