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preuve pour vous convaincre : vous vous blessez vous-mêmes avec vos armes. » Comment se peut-il faire qu’il ait lu l’Évangile sans être frappé de cette figure du Christ, qui nous semble si belle ! Il ne peut comprendre que les chrétiens aient choisi pour Dieu ce Juif obscur lorsqu’ils pouvaient prendre Hercule, Esculape ou Orphée. Il est près de les plaindre d’avoir été chercher chez les barbares un si médiocre personnage quand la Grèce leur offrait les trésors de sa poétique mythologie. Il lui oppose, avec des airs de triomphe, les faiseurs de miracles les moins connus et les plus ridicules, Aristée de Proconèse, qui apparut à ses amis après sa mort, Abaris l’Hyperboréen, qui fendait l’air comme un oiseau, quand il le voulait, et ce Cléomède d’Astypalée, qui paria qu’il se sauverait sans être vu d’un coffre où on le tenait enfermé. Il ose même le comparer au misérable favori d’Hadrien, à cet Antinoüs que la bassesse des Grecs avait déifié, et qui passait pour opérer des prodiges. Ce rapprochement incroyable montre combien le préjugé trouble les intelligences les plus vives et les plus droites, et jusqu’à quel point il peut rendre incapable de justice et de vérité.

Telles étaient les dispositions de la société distinguée de l’empire, des gens riches et lettrés, au sujet des chrétiens. Les moins malveillans les méprisaient, les autres se croyaient le droit de les haïr. Tous leur en voulaient de s’éloigner des opinions reçues et des anciennes croyances, tous pensaient qu’il était légitime de les punir parce qu’ils n’obéissaient pas aux lois du pays, et, quand ils étaient magistrats, ils les condamnaient sans remords. Ce n’était pas d’eux pourtant que venait d’ordinaire l’initiative des poursuites, surtout en ces premières années. Ils laissaient faire, et même quelquefois ils aidaient, mais le signal partait d’ailleurs. Les chrétiens avaient d’autres ennemis plus redoutables, plus acharnés, plus pressans, qui réclamaient les persécutions, qui souvent les devançaient, qui les rendaient plus cruelles en excitant sans cesse contre les victimes les empereurs et les proconsuls, et sur qui doit retomber surtout la responsabilité des supplices.

Ces ennemis se trouvaient dans les rangs du peuple. C’est ce qui paraît d’abord assez surprenant ; il semble que le peuple aurait du se déclarer tout entier en faveur d’une doctrine qui témoignait tant de soin pour lui, qui relevait sa dignité et mettait à sa portée les grands problèmes de la vie. Aussi est-ce bien dans les classes populaires que le christianisme fit ses plus nombreuses conquêtes, mais il ne parvint pas à tout gagner, et ceux qui lui échappaient se déclarèrent contre lui avec la dernière violence. C’est la nature du peuple de ne pas connaître de mesure et d’aller en tout à l’extrême. Il est probable qu’il y avait dans la société distinguée beaucoup