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et, quoiqu’en général on ne se pique pas d’être juste pour ceux qu’on a trahis, ceux-là lui dirent la vérité. Il raconte à Trajan, d’après leur témoignage, que « tout le crime des chrétiens consiste à se réunir avant le lever du soleil et à chanter ensemble des prières au Christ comme à un dieu. Ils s’engagent ensuite par serment, non pas à quelque action coupable, mais à ne commettre ni vol, ni violence, ni adultère, à ne point manquer à leur parole, à ne pas refuser de rendre un dépôt réclamé. Après quoi, ils se retirent chacun de leur côté, et se réunissent de nouveau pour prendre ensemble une nourriture commune et innocente. » Voilà ce que Pline écrit dans un moment de justice ; mais cette impartialité ne se soutient pas jusqu’au bout. Après s’être soustrait quelque temps aux préventions générales, tout d’un coup, et sans que rien nous y prépare, il y cède à la fin de sa lettre. « Je n’ai rien trouvé à reprendre chez eux, dit-il, qu’une superstition coupable et exagérée, nihil aliud inveni, quam superstitionem pravam, immodicam. » Voilà en vérité une opinion qui ne s’attendait guère ; on ne peut l’expliquer qu’en disant que Pline s’est laissé brusquement ressaisir par les préjugés de son temps et de son pays. C’était l’honnête homme et le sage qui avait fait l’enquête, c’est le Romain qui a conclu. Assurément, dans tout ce qu’on avait dit à Pline, il ne se trouvait aucune trace de croyance ou de pratique superstitieuses, au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; mais, pour les Romains, tout culte étranger, quel qu’en fût le caractère, était une superstition. Celle des chrétiens semblait plus criminelle encore que les autres en ce qu’elle leur inspirait des sentimens qu’on ne connaissait guère avant eux. Non contens de pratiquer un nouveau culte, ils ne voulaient pas reconnaître les anciens. Ils avaient leur Dieu particulier qu’ils honoraient, mais de plus ils appelaient les autres des faux dieux ; c’est ce que les païens trouvaient tout à fait inexplicable. Leurs dieux à eux ne s’excluaient pas mutuellement, et la préférence qu’on avait pour l’un d’eux n’empêchait pas d’être respectueux pour le reste. Les chrétiens, au contraire, ne voulaient adorer que le leur et proscrivaient tous les autres ; cet esprit d’exclusion était ce qu’on avait le plus de peine à comprendre et à pardonner. Nous lisons dans les Actes des Martyrs qu’un magistrat qui était en train d’interroger un chrétien lui disait, en lui montrant une statue du prince : « Quel mal y a-t-il donc à dire : Seigneur ! et à brûler un peu d’encens ? » Un autre ajoutait d’un air fâché : « Et nous aussi, nous sommes religieux, les plus religieux des hommes, et pourtant nous consentons à sacrifier à César ! » Pourquoi refusaient-ils seuls de le faire ? Plus ce qu’on leur demandait paraissait facile et simple, plus leur refus obstiné