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délicats et distingués. Ils étaient blessés surtout de les trouver non-seulement grossiers et ignorans, mais portés encore à dédaigner et à condamner ces connaissances qui leur étaient étrangères. Il est sûr que la religion nouvelle ne pouvait pas éprouver beaucoup d’attrait pour les arts et les lettres de la Grèce, qui étaient en général contraires à ses croyances ; on avait vu plus d’une fois sans doute quelques-uns de ses disciples les plus zélés témoigner ouvertement leur répugnance pour ces chefs-d’œuvre anciens, inspirés par des cultes qu’ils abhorraient, pleins de la glorification des dieux et des déesses auxquels ils refusaient leurs hommages, et c’est ce qu’on ne pouvait pas comprendre. Dans une société si éprise de l’art antique, si amoureuse de littérature, c’était un véritable phénomène que de trouver des gens qui ne voulaient pas lire l’Iliade, et qui détournaient la tête devant une Vénus d’Apelles. La civilisation gréco-romaine, qui s’était répandue dans tout l’univers, formait une sorte de lien commun pour toutes ces nations divisées d’origine et d’intérêt ; c’est elle qui les réunissait, malgré tant de raisons qu’elles avaient de se séparer. Y renoncer volontairement, c’était se mettre soi-même en dehors de la société et presque de l’humanité. Il fallait vraiment être un barbare, un sauvage, à peine un homme, pour rester insensible à ce qui causait, partout une si vive admiration, et déclarer la guerre à ces nobles plaisirs dont la meilleure partie de l’univers civilisé ne pouvait plus se passer.

Ainsi se forma, dans ce monde spirituel et léger qui juge vite et ne revient guère, un préjugé contre la nouvelle religion. Il devint bientôt si violent et si répandu que peu de personnes parvinrent à y échapper tout à fait. Pline le Jeune semblait être assurément l’un des hommes les mieux faits pour rendre justice aux chrétiens. La nature l’avait fait doux et bienveillant ; sa passion pour les lettres lui donnait plus qu’à personne le sentiment de l’humanité que les anciens définissaient « cette culture de l’esprit qui rend les âmes plus douces. » Il n’avait pas assez approfondi la philosophie pour devenir un sectaire, il en avait assez approché pour être curieux des nouveautés et disposé à les accueillir sans scandale. Dans sa maison, il témoignait une affection touchante pour ses esclaves, il cherchait leur bien-être, il s’occupait de leur santé, il essayait de les rendre heureux pendant leur vie, il les pleurait après leur mort. Magistrat et proconsul, il penchait naturellement vers les mesures les plus clémentes, et il lui fallait un ordre de l’empereur pour être rigoureux. Quand il fut envoyé par Trajan en Bithynie et que les chrétiens furent déférés à son tribunal, il voulut les connaître avant de les condamner. C’était une nouveauté ; on se contentait d’ordinaire de les juger sur leur réputation. Pline interrogea des gens qui, après avoir partagé leur croyance, l’avaient abandonnée,