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Il est temps que la question soit traitée froidement et sans parti-pris ; elle n’est pas de celles après tout qui troublent les consciences et doivent nécessairement soulever des orages. Sulpice Sévère rapporte que saint Martin ne se croyait pas obligé d’ajouter foi à tout ce qu’on racontait des martyrs, et qu’il démontra un jour qu’on voulait lui faire adorer comme un saint un ancien voleur mis à mort pour ses crimes. Au XVIIe siècle, des prêtres pieux, comme Mabillon et Tillemont, ne se faisaient pas scrupule non plus de discuter les anciennes légendes et de les rejeter quand ils les croyaient fausses. Ils avaient raison de penser qu’un historien ne sert bien l’église qu’en se faisant d’abord le serviteur de la vérité, et qu’il est bon qu’on la débarrasse de toutes ces erreurs, difficiles à défendre, qui décrient sa cause. D’un autre côté, je ne vois pas quel intérêt on peut avoir, dans le camp contraire, à nier tout ce que racontent les écrivains ecclésiastiques, à refuser obstinément de croire à des rigueurs qui n’étaient que trop naturelles et ne sont que trop constatées, à paraître traiter en ennemis les martyrs, c’est-à-dire des gens qui, en mourant pour leur foi, protestaient contre l’intolérance, et à se donner ainsi l’apparence fâcheuse de se déclarer pour les persécuteurs contre les victimes.

Il faut savoir beaucoup de gré à M. Aubé d’avoir cherché à connaître la vérité, dans une question si controversée, et d’avoir eu la ferme intention de la dire. Il a étudié avec soin les textes originaux ; il connaît les travaux de la critique moderne, surtout ceux de M. de Rossi, qui est le maître en ces recherches. De plus, ce qui n’est pas à dédaigner, il porte légèrement sa science et expose bien ce qu’il sait. Le volume qu’il vient de donner au public est un de ces livres à la fois agréables et solides, où la sûreté des informations ne nuit pas à l’intérêt du récit, et qui sera lu avec profit et avec plaisir de tous ceux qu’attire l’histoire des premiers temps du christianisme.

Je lui fais pourtant un reproche général : il tient tant à ne pas croire à la légère et à ne pas nier sans motif qu’il éprouve parfois quelque peine à se décider. Il paraît trop hésitant, trop incertain dans ses conclusions ; il s’entoure, ou plutôt il s’embarrasse de trop de réserves ; il y a toujours quelque hésitation dans ses doutes et quelque doute dans ses affirmations. Souvent aussi on s’aperçoit qu’il a traversé des opinions différentes, et quand il expose celle à laquelle il s’est définitivement arrêté, les anciennes se montrent et réclament. Par exemple, lorsqu’il s’agit de la fameuse lettre de Pline au sujet des chrétiens, il nous donne d’abord tant de bonnes raisons de la croire supposée qu’on est fort surpris qu’il finisse par l’accepter et s’en servir. Ces indécisions, quand elles se reproduisent trop fréquemment, risquent de troubler un lecteur qui veut