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exposé. Cependant il est visible qu’il désirait rattacher sa nouvelle morale à quelque dogme religieux, puisque l’ouvrage commence par ces mots : « Croyez-vous en Dieu ? — Oui, je crois en Dieu. » C’est la première fois que Saint-Simon parle de Dieu dans ses écrits, et à moins de supposer que ce n’est là qu’un simple acquit de conscience, que rien n’expliquerait ni ne justifierait, on peut penser que ces mots indiquent une tendance à relever l’idée religieuse du discrédit où elle était tombée au XVIIIe siècle. C’est d’ailleurs la seule trace d’une tendance théologique à noter dans Saint-Simon ; on la signalerait à peine si elle n’avait pas été si brillamment et si hardiment développée par l’école qui, sur ce point ainsi que sur tant d’autres, a transformé, agrandi, en l’altérant presque toujours, la doctrine du maître.

C’est en effet un des caractères de l’école saint-simonienne d’avoir en elle-même une véritable originalité indépendamment du maître. C’est une des différences qui distinguent le saint-simonisme du fouriérisme. Dans cette seconde école, les disciples n’ont absolument rien ajouté à la doctrine de Charles Fourier : ils l’ont vulgarisée et simplifiée, ils ne l’ont modifiée en rien d’important. Il n’en est pas de même des élèves de Saint-Simon. Leur doctrine sociale, leur doctrine religieuse, est un développement inattendu et hardi du système de leur maître : c’est un dogme systématiquement élaboré, avec la prétention évidente de reproduire le travail organisateur du dogme chrétien. Saint-Simon avait bien désiré donner un caractère religieux à sa doctrine, mais il n’a jamais songé à constituer un dogme, une église et un sacerdoce. De même, au point de vue social, il a voulu une réforme qui fît passer le pouvoir et l’influence des oisifs aux travailleurs, et il aurait approuvé une modification du régime de la propriété foncière ; mais, quant à un changement radical des conditions économiques de la société, il ne l’a jamais rêvé, et avec ses tendances conservatrices il est fort probable qu’il eût désavoué les conséquences étranges de ses disciples ; enfin ses vues sur la hiérarchie sociale ne paraissent pas avoir été jusqu’à la suppression absolue du régime parlementaire et jusqu’à l’établissement d’une théocratie absolutiste, ce qui fut le caractère de la doctrine interprétée par ses disciples.

On peut se rendre compte maintenant de ce qu’a été le célèbre fondateur du socialisme contemporain. Ce remarquable personnage nous paraît surtout un esprit facile et ouvert, d’une merveilleuse aptitude à s’assimiler les idées d’autrui en leur prêtant d’ailleurs une sorte d’éclat et de prestige, non par le style bien entendu, mais par un ton d’apostolat et de prosélytisme qui entraînait. On ne peut dire au juste ce qu’il a inventé, tant il a eu de collaborateurs