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grands services. Les légistes ont introduit une meilleure justice, un ordre matériel plus régulier ; les métaphysiciens ont obtenu la liberté de conscience.

Cependant les uns et les autres ont eu le tort de prendre la forme pour le fond, et c’est ici surtout que s’accuse la séparation de Saint-Simon et de l’école libérale. Cette école tout entière, selon lui, ne se compose que de légistes et de métaphysiciens. Ce qui la caractérise, c’est de ne pas se demander quel est le but de l’activité sociale. Toute association doit avoir un but. « Légiférer, ce n’est pas un but, ce n’est qu’un moyen. » Les hommes ne se sont pas réunis pour se donner des lois les uns aux autres, « Ne semblerait-il pas voir des hommes qui se réuniraient gravement afin de tracer de nouvelles conventions pour les échecs, et qui se croiraient des joueurs ? » De même la liberté, selon Saint-Simon, n’est pas un but : « On ne s’associe pas pour être libres. » Autant vaudrait rester isolés. On s’associe pour la chasse, pour la guerre, pour une œuvre déterminée. C’est à quoi l’école libérale ne pense pas. La liberté en réalité n’est ni un but, ni un moyen ; elle est un effet. Elle résulte du développement progressif de l’humanité ; chacun est plus libre à mesure qu’il est plus puissant et qu’il a plus de moyens d’action sur la nature[1].

Quel est donc le but social ? C’est, dit Saint-Simon, « la production des choses utiles à la vie. » L’espèce humaine tout entière tend vers ce but, et « tout homme doit se considérer comme engagé dans une compagnie de travailleurs[2]. » L’ancien système consistait à agir sur les hommes ; le nouveau système doit agir sur la nature. En un mot, le but final de l’activité sociale est a l’exploitation du globe par l’association. » C’est ce but que les saint-simoniens opposèrent plus tard « à l’exploitation de l’homme par l’homme, » formule devenue célèbre. Une fois la production proposée comme but final à l’activité humaine, Saint-Simon se trouva amené à diviser les hommes en deux classes : les producteurs et les non-producteurs, « les abeilles et les frelons[3], » ou encore « les travailleurs et les oisifs. »

  1. Cette théorie de la liberté, à peine indiquée dans une note de la préface du Système industriel (Œuvres t. XXI, p. 14), est très importante ; elle est à elle seule tout le socialisme. Pour le socialisme, la liberté consiste non pas dans le droit d’agir, mais dans la puissance d’agir. Le droit, sans moyens d’action, est une faculté nominale, un titre vide, comme une créance sur un débiteur insolvable. Celui qui n’a aucun moyen d’action, aucun instrument de travail, ces instrumens étant déjà appropriés par d’autres, celui-là n’est pas libre. De là vient qu’il n’y a pas de liberté sans égalité. Encore s’agit-il non pas d’une égalité abstraite, idéale, morale, mais d’une égalité réelle. C’est ainsi qua le problème de la distribution des instrumens de travail devient le problème fondamental.
  2. Lettres à un Américain, t, XV, p. 182.
  3. Œuvres, t. XIX, p. 211.