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hiérarchie sociale et l’unité de croyance : d’une part la protection des faibles par les forts, organisée dans le régime féodal ; de l’autre, la paix, l’union des âmes, la charité représentées par l’église. Selon l’école libérale, au contraire, la domination féodale n’était qu’oppression, et l’empire de la foi chrétienne, superstition. Le moyen âge avait été une période de barbarie et d’anarchie. Voltaire était le philosophe de cette école, et Condorcet lui-même, tout en défendant le principe de la perfectibilité, partageait sur ce point les vues de Voltaire. L’antiquité grecque et latine, selon les mêmes philosophes, avait été un temps de culture et de lumières, d’indépendance politique et de gloire littéraire bien supérieur au moyen âge.

Saint-Simon essaya de s’élever au-dessus de ces deux écoles, et tout en empruntant à la première ses prémisses, il en tira d’autres conséquences. Ce qu’il reprochait au XVIIIe siècle, et notamment à Condorcet, c’était d’avoir dit que les religions avaient toujours été un obstacle au bonheur de l’humanité. « L’histoire au contraire, écrit-il en 1811 à M. de Redern, constate que c’est au moyen des institutions religieuses que les hommes de génie ont civilisé l’espèce humaine[1]. » Il n’hésitait pas à soutenir la supériorité du moyen âge sur l’antiquité grecque et latine[2]. Il faisait remarquer que le servage était un progrès sur l’esclavage antique, que le clergé du moyen âge était pris dans toutes les classes de la société, et par conséquent faisait une large part au mérite individuel. Il insistait sur les services rendus par le clergé à la civilisation : défrichement des terres, conservation des monumens, trêve de Dieu, etc. Il soutenait encore avec Joseph de Maistre que la papauté avait servi de lien moral entre toutes les parties du monde civilisé, que la société était alors une véritable république chrétienne[3] ; que, si le moyen âge n’avait pas été supérieur scientifiquement aux siècles passés, c’était lui cependant qui avait préparé le développement scientifique des temps modernes. Enfin une société, disait-il, n’est véritablement une société que lorsqu’elle a des idées communes, un système commun, un but d’activité, lorsqu’elle sait où elle va, et qu’elle marche à ce but avec confiance, sous la direction du pouvoir social. Tel était le grand mérite de la société du moyen âge.

Jusque-là Saint-Simon semblait marcher d’accord avec les chefs du parti rétrograde ; il s’en séparait dans ses conclusions. Il se

  1. T. XV, p. 115. — Dans la même lettre, il critique encore justement dans Condorcet la théorie d’une perfectibilité indéfinie. Il montre que le progrès n’existe que dans les sciences et l’industrie, et non dans les beaux-arts. « Les facultés se remplacent, dit-il, mais ne se cumulent point. »
  2. Opinions littéraires, philosophiques et industrielles.
  3. C’est depuis la réforme de Luther, selon lui, que l’on voit commencer les grandes guerres ayant pour but la monarchie universelle. (Réorganisation de la société européenne, t. XX, p. 275.)