Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/739

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
733
RAYMONDE.

— Peux-tu t’arrêter à de pareils enfantillages ? s’écria M. La Tremblaie, impatienté ; on dirait vraiment que dans ce pays perdu tu as l’embarras du choix.

— Les maris ne poussent pas que dans ce pays, je suppose !

— Nous sommes fixés ici… Et puis, poursuivit tristement le père de Raymonde, il y a d’autres raisons plus graves qui bornent forcément ton choix.

Elle se retourna brusquement : — Lesquelles ?

— Tu les connaîtras plus tard.

— Eh bien ! alors, attendons !

— Oui, mais moi, mauvaise enfant, je ne voudrais pas te laisser seule avec ta mère, et je puis mourir.

— Oh !… — Elle contempla avec effroi la figure pâlie et maladive de son père, et il y eut entre eux un moment de profond silence. Par la fenêtre ouverte, on entendait le bruissement rhythmé des faux dans la prairie, les aboiemens lointains des chiens du village et le bourdonnement sourd des abeilles parmi les tilleuls de l’avenue. Raymonde revint doucement vers M. La Tremblaie et, s’agenouillant près de lui, la tête levée vers la sienne, les yeux dans ses yeux :

— Voyons, père, murmura-t-elle, ce mariage te ferait-il bien, bien plaisir ?

— Il me rassurerait sur ton avenir en même temps qu’il nous ferait prendre pied dans ce pays, où l’on nous regarde un peu trop comme des oiseaux de passage. Ce serait une bonne chose pour nous tous.

— Eh bien ! pour toi… rien que pour toi, tu entends !… je te promets d’essayer de m’habituer à cette idée-là ; mais il ne faudra pas trop me presser, tu sais !… Ma mère et lui, vous me laisserez le temps de m’acclimater petit à petit.

— Chère enfant ! dit-il en lui prenant les mains, pauvre enfant !

Raymonde sentit son front mouillé par une larme ; elle sauta au cou de son père, le baisa avec une brusquerie passionnée et sortit sans ajouter un mot.

Elle monta rapidement dans sa chambre, dont les fenêtres donnaient sur les bois, alla s’asseoir dans l’embrasure d’une croisée et plongea sa figure brûlante dans les feuillages du lierre qui en tapissait les parois. — Le mariage ! Elle y avait souvent rêvé, depuis deux ans, à Paris ou en province, entre les quatre murs des pensions où l’avait promenée la vie nomade et singulière de ses parents ; mais le mari idéal dont elle voyait la vague image danser entre ses yeux et les pages de son livre ne ressemblait guère au colossal Osmin de Préfontaine. C’était un héros de roman doué de toutes les séductions, paré de toutes les élégances :

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi.