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RAYMONDE.

vieux professeur se dirigea vers le bouquet de hêtres, au pied duquel l’eau s’était creusé un réservoir. Les racines moussues formaient un siége moelleux à souhait, et M. Noël s’y étendit, le front appuyé sur son coude. — Hé ! soupira-t-il en étirant ses jarrets un peu roides, je n’ai plus mes jambes de vingt ans… — Et peu à peu, soit fatigue, soit tristesse, son visage s’allongea et prit une expression chagrine.

La tête penchée du bonhomme se réfléchissait dans l’eau assombrie par un fond de cressons ; ses regards mélancoliquement fixés sur le miroir de la source devenaient de plus en plus rêveurs. Par un singulier effet d’optique ou d’imagination, le reflet qu’il voyait se bercer dans l’eau se transformait et se rajeunissait. Au lieu de son visage de sexagénaire aux traits fatigués, au poil grisonnant, il distingua peu à peu, au fond du réservoir encadré de menthes, une figure imberbe aux yeux ardens et aux cheveux bruns ; — sa propre figure lorsqu’il avait trente ans de moins, — et insensiblement, à travers sa songerie somnolente, les souvenirs du temps d’autrefois vinrent se peindre dans l’eau verte. Il se retrouva à sa sortie de l’École normale, dans un restaurant du Palais-Royal, où ses camarades de promotion fêtaient leur ancien cacique, reçu le premier à l’agrégation ; et ce cacique triomphant, c’était lui, Noël. Il revit le salon à moulures dorées, orné de hautes glaces où se reflétaient à perte de vue des files de becs de gaz ; il entendit le tintement des verres qu’on choquait et les toasts enthousiastes auxquels il répondait d’une voix émue. Que de projets ambitieux, que de rêves de gloire montaient alors, comme le Champagne, en bulles d’or dans sa tête échauffée !.. Il était jeune, bien portant, et il avait l’espoir tenace. Il se trouvait à cet été de la vie où les fruits de l’illusion pendent encore aux branches de l’arbre enchanté ; le soleil est en train de les mûrir, et il semble que pour les cueillir on n’ait plus qu’à allonger la main…

À ce moment, la chienne, lasse de bouder, vint se poster devant son maître. Assise sur ses pattes de derrière, le museau relevé, la queue frétillante et l’œil interrogateur, elle avait l’air de lui dire : « À quoi bon repenser à tout cela ? » Mais il ne prenait pas garde à elle et s’enfonçait toujours plus avant dans ses songeries. Alors elle hasarda un grognement expressif, puis levant une patte, gratta brusquement le genou du rêveur. M. Noël ne tourna même pas la tête. Impatientée, elle se mit à happer une série de mouches imaginaires, avec des claquemens de mâchoire et des contorsions comiques. À la fin, dépitée d’avoir prodigué en pure perte ses meilleurs jeux de scène, elle se laissa tomber à terre lourdement, d’un air profondément découragé, en poussant un ronflement mélancolique.