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il pouvait faire ses conditions, louer ses bras et ses peines aussi cher qu’il lui plaisait ; la main-d’œuvre et les salaires ont haussé dans des proportions exorbitantes. Qu’a duré cet âge d’or ? l’espace d’un matin. « L’ouvrier, écrivait récemment un économiste, s’est promené, lui aussi, parmi les palmiers, et on ne se repose pas impunément à leur ombre… Chaque verre de vin de Champagne qu’il a bu dans ces jours néfastes a coulé dans ses veines comme un dangereux poison. » Il a vu les chimères s’évanouir ; il s’est réveillé la tête lourde et les mains vides, son ivresse a fait place au dégoût du travail et à la haine de son sort. Brouillé avec sa conscience, il se retrouvait en face de la vie telle qu’elle est, et ce visage est odieux à qui vient de rêver. — Que les gouvernemens y prennent garde, disent les sages, qu’ils soient économes de leurs promesses, qu’ils mesurent leurs paroles, l’ouvrier mécontent et dégrisé les écoute. Si le gouvernement de l’empire se pose en protecteur naturel de certains intérêts, quelle raison pourrait-il donner pour en négliger d’autres et pour fermer l’oreille aux requêtes de quiconque a quelque chose à lui demander ? S’il prétend tout régler, s’il se vante d’être la providence visible de son peuple, peut-il refuser leur pâture aux petits des oiseaux ? S’il croit de son devoir de réformer et d’abaisser les tarifs des chemins de fer, pourquoi ne fixerait-il pas le prix de la viande et du pain ? S’il se fait industriel, s’il se fait voiturier par terre et par eau, pourquoi ne se ferait-il pas boulanger et boucher ? Les déshérités de ce monde le mettront en demeure de faire pleuvoir sur eux la rosée du ciel et la graisse de la terre, et quand viendront les années maigres, l’Égypte éclatera en reproches contre Pharaon et criera après lui pour avoir de la farine. M. de Bismarck prononçait naguère ce mot juste et profond : « Il n’y a de société bien organisée que quand chacun se charge de balayer devant sa porte. » Pourquoi veut-il aujourd’hui que le gouvernement se charge de balayer pour tout le monde ? M. de Bismarck est un économiste d’occasion et de circonstance ; il subordonne tout à ses vues politiques. Apparemment ils ne se trompent pas ceux qui le soupçonnent de ne désirer le rachat des voies ferrées que pour préparer les chemins à l’empire unitaire.

Quel accueil fera le parlement à son projet ? Quel sera le résultat final de la discussion qui vient de s’ouvrir ? Si les chambres autorisent le gouvernement prussien à vendre ses chemins de fer d’état à l’empire, le conseil fédéral acceptera-t-il ce dangereux marché ? On se dispute depuis longtemps à ce sujet ; on calcule les chances, on suppute le nombre des adhérens et des opposans. En ce qui concerne la décision de la chambre des députés, tout dépend de ce que fera le parti national-libéral. On assure qu’il est très divisé sur la question, et « que les députés mêmes qui votent d’habitude tout ce que le chancelier impérial, président du ministère prussien, leur demande, en sont à craindre les conséquences financières de ce dualisme greffé sur une seule tête. » Les