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elle sert le vice, pénétrant à la manière des bêtes fauves dans l’édifice lézardé de l’antique civilisation ; voilà bien en raccourci le drame de M. Dumas. Le tableau n’est flatteur pour aucune des deux sociétés, et il est heureusement assez peu ressemblant pour révolter ; mais, fausse ou non, obscure ou non, la pensée a de la violence et de la prise, et il en résulte, cet effet dramatique, puissant que nous avons essayé de définir et de dégager, qui est le véritable mérite de ce drame, et qui parvient à en dominer les défauts, presque aussi nombreux que les scènes.

La pièce des Danicheff prête beaucoup moins à la discussion que Madame Caverlet et l’Étrangère, mais ne peut-on pas dire bien souvent des œuvres littéraires qui soulèvent peu de controverses ce que Montesquieu disait des peuples qui n’ont pas d’histoire ? Si elles prêtent peu à la discussion, c’est souvent que, par compensation, elles donnent peu de prise à la critique. Étonnerai-je beaucoup en disant que, des trois pièces à succès qui se partagent pour l’instant la curiosité du public, c’est celle qui répond le mieux à l’idée d’un drame et qui la réalisa de plus près ? Cette pièce a un commencement, un milieu et une fin, le plan en est simple et bien suivi, l’action pathétique, les passions en sont naturelles, même dans ce qu’elles ont d’excessif, les personnages compréhensibles même dans ce qu’ils ont de bizarrerie exotique. Le plus grand éloge que je puisse en faire, c’est de dire qu’elle meritait mieux que sa forme, et par là je n’entends pas un meilleur style, j’entends un autre langage. Elle pouvait supporter le vers, car le sujet en était suffisamment beau pour qu’un vrai poète l’eût jugé digne de son inspiration, et les sentimens en sont assez au-dessus de l’ordinaire pour qu’ils fussent dignes d’un langage plus exceptionnel et plus élevé que la simple prose. Qui se serait étonné que l’âme d’Osip, le cocher, eût besoin pour s’exprimer d’une forme plus musicale que l’âme du duc de Septmonts, et que le cœur d’Anna, la serve affranchie, revêtit tout naturellement ses douleurs et ses joies de mots plus chantans et plus ailés que ceux du langage vulgaire ? Cherchez et comptez s’ils sont bien nombreux, les sujets dramatiques dont on pourrait dire que la prose les dépare et qu’ils appelaient comme leur vêtement légitime la forme de la poésie.

Les Danicheff nous présentent un tableau de la société russe à l’heure actuelle, monde bizarre et compliqué, où une vieille civilisation patriarcale et rustique se trouve accouplée à une élégance importée des capitales étrangères, féodal par les habitudes et démocratique par les instincts, sceptique des lèvres et religieux de cœur, à la fois tyrannisé et affranchi. L’auteur a su nous montrer habilement combien cet affranchissement est encore voisin du servage, combien il y retourne aisément, et combien est étroite la distance qui sépare ces deux états. Voyez par exemple le cas de la jeune Anna et du cocher Osip : leur