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morose, rage frénétique, implacabilité meurtrière, tout cela, le mal l’inspire contre lui ; mais tout cela fait en même temps partie de son essence, et il ne l’inspire que parce qu’il le contient. L’horreur du mal est une vertu, mais qui demande à être singulièrement ménagée, car cette horreur, le mal la ressent pour lui-même, et c’est l’imiter que de la pousser trop loin. L’enfer enseigne donc une morale, et, bien que cette morale lui soit ennemie, elle est cependant faite à son image, elle est toujours draconienne, lycurgienne, impitoyable comme lui, au contraire de la morale directement émanée de l’étude du bien, qui seule sait mesurer avec exactitude aux brebis égarées ou même perdues la toison et le vent. Et puis enfin, il y a quelque chose de plus délicat à dire, c’est que la science du mal peut être un aiguillon pour désirer, pour chercher le bien, pour le trouver même en aveugle et à l’aventure, mais qu’elle est un obstacle pour s’y porter d’emblée, naturellement et comme de soi-même ; pour cela, il faut une candeur et une sorte de sainte bêtise que M. Dumas a trop d’esprit pour posséder jamais, heureusement peut-être pour nos plaisirs. Voilà bien de la morale théologique ; mais M. Dumas nous en donne l’exemple, et nous ne faisons que l’imiter.

Je n’ai pas à entrer dans l’analyse de l’Étrangère ; tout Paris a vu cette pièce, et une main de maître a pris soin d’en compter ici les nombreux défauts. Je n’ai donc qu’à ajouter à ce qui a été si bien dit mes impressions et mes réflexions personnelles, comme je viens de le faire à l’instant même. Il s’est produit à propos de ce drame un double courant d’opinions extrêmement curieux à observer et à constater. Condamné à l’unanimité par la critique dès le premier jour, il a trouvé au contraire auprès du public accueil et succès. Et ce succès n’est pas un simple succès de curiosité et de renommée. M. Dumas a rencontré des défenseurs enthousiastes dans le public le plus mondain et le plus lettré d’où il aurait dû le moins en attendre. Les femmes surtout ne tarissent pas d’éloges ; si M. Dumas en a dit quelquefois du mal, je puis l’assurer qu’elles ne lui en gardent pas rancune, car peu s’en faut que quelques-unes ne proclament l’Etrangère le dernier mot de l’art dramatique. Comment expliquer cette contradiction, et qui a raison de la critique ou du public ? Eh oui, la critique n’a pas tort, car la pièce est en effet pleine de défauts ; l’exposition en est faite par un récit interminable, l’action en est engagée par un incident bizarre et choquant, qui fait croire qu’elle va se précipiter à toute outrance, puis reste suspendue pendant deux longs actes ; les caractères en sont antipathiques depuis le premier jusqu’au dernier, repoussans quand ils représentent le mal, intolérables quand ils représentent le bien ; le dénoûment enfin en est excessif et brutalement cruel. Tout cela est vrai, mais cette sévérité de la critique vient un peu tard. Est-ce donc pour la première fois que ces défauts la