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fort peu baronnet, mais en revanche mauvais drôle accompli. C’est un peu plus, vous le voyez, que ce que les Anglais appellent un blanc mensonge, mais au moyen de ce mensonge la famille vit paisible et respectée, et il faudrait être par trop puritain d’ancien régime pour chicaner à cet égard. Gare cependant le moment où il faudra que tout se dévoile, où les enfans devront être instruits de la vraie situation de leur mère, et ce moment approche, que dis-je, il est arrivé déjà. Un voisin de campagne, M. Barge, juge de paix à Lausanne, touché d’estime pour les vertus du ménage Caverlet, est devenu leur plus intime ami, et ce voisin possède un fils qui, longtemps compagnon de jeux des enfans, demande. la main de Fanny, la fille de Mme Caverlet. Il faut donc se résoudre à faire au père du prétendant la délicate confidence, ce qui jette un certain froid dans les dispositions du vieux juge de paix, fort bon homme, mais élevé dans les traditions scrupuleuses de ce pays calviniste, et manquant en conséquence des hardiesses de ces courageuses âmes plus modernes qui sont ouvertes à tous les progrès. Le premier acte se termine sur cette confidence. Toute cette exposition est excellente, et l’on y sent la main d’un maître. Ce ménage sans bruit des époux Caverlet, ce bonheur qui n’est si discret que parce qu’il contient un secret de tristesse, ces enfans gais et heureux endormis dans une paix grosse d’orages, ces amis de Lausanne en qui respirent cette franchise tempérée de timidité, cette prude bonne humeur et cette honnête liberté d’âmes françaises modifiées par la tradition calviniste, tout ce tableau, fait de nuances singulièrement délicates, a été peint avec une sobriété fine, attendrie, émue, qui trouve le chemin du cœur. Quelques fausses notes cependant dans le rôle de M. Caverlet, l’amant protecteur et dévoué, qui parfois a un peu trop l’air d’un héros échappé d’un ancien roman de Mme Sand, — phase d’Isidora, de Lucrezia Floriani et du Compagnon du tour de France. « Tu es la plus sainte femme que je connaisse après ma pauvre mère, » dit-il, par exemple, en répondant à Mme Caverlet. S’il lui disait tout simplement : « Tu es la plus vertueuse » ou plus simplement encore, « la plus honnête femme que je connaisse, » le bon goût y gagnerait, et la vérité n’y perdrait rien.

Une apparition inattendue débarrasse les Caverlet du souci d’informer les enfans de leur fausse position, et cette apparition c’est celle du vrai père, Olivier Merson, qui arrive juste à point pour dénouer la difficulté en commençant par l’embrouiller. Cet honnête homme, perdu de désordres, s’est tout à coup senti saisi de remords pour sa conduite passée, et il vient chercher sa femme, dont il est séparé depuis quelque vingt ans, pour la réintégrer dans le domicile conjugal. En réalité, le drôle a eu nouvelle avant les principaux intéressés que sa femme venait d’hériter d’un million d’une vieille tante, et il s’est dit que ce million ferait bien son affaire. Il tombe dans les bras de son fils, jouant de la manière la