monstres gigantesques de l’époque tertiaire sont devenus, de tradition en tradition, plus monstrueux que dans la réalité. Celui qui aura rencontré le premier ancêtre du chien, l’amphycion, a cru lui voir trois têtes. Il en a fait Cerbère, le chien de l’enfer, à la voix d’airain. Il aura donné des ailes aux hipparions et des pieds de serpent aux énormes ruminans et pachydermes cachés dans les hautes herbes primitives… On pourrait reconnaître les singes (mésopithèques) du Pentélique dans les satyres, les rhinocéros dans les licornes, l’antilope dans la chèvre Amalthée, les sérénoïdes dans les sirènes, le felis spelœus dans le lion de Némée, le mastodonte dans le minotaure, et toute la faune miocène dans les Gorgones, les Cyclopes, les Lestrigons, Borée, aux pieds de reptile, qui erre aux derniers confins du monde grec. »
Le savant auteur de l’Histoire primitive du genre humain, M. Tylor, propose la même explication et croit retrouver dans le mythe indien de la tortue sacrée qui porte la terre, la trace de l’impression profonde que dut faire sur l’esprit des premiers hommes la vue de la tortue gigantesque de l’Himalaya, colossochelys atlas, aujourd’hui fossile. Il se pourrait que cette ingénieuse hypothèse contint une part de vérité ; mais c’est à la condition que l’homme eût été contemporain de l’époque tertiaire, ce qui n’est pas encore complètement prouvé. En tout cas, l’explication ne vaudrait que pour quelques cas particuliers, et elle ne rendrait nullement compte de l’adoration des plantes et des astres. Nous préférons de beaucoup une théorie originale de M. Spencer, qui ramène tous ces cultes inférieurs à une forme plus élevée, plus spiritualiste, plus véritablement humaine de la religion, le culte des ancêtres.
Les beaux travaux de MM. Mac-Lennan, Tylor, Lubbock ont jeté quelque lumière sur cette période de l’évolution religieuse de l’humanité qu’on appelle le totémisme. Le totem, d’origine américaine, désigne l’objet, ordinairement un animal, qui sert de divinité protectrice à toute une tribu. Le totémisme diffère du fétichisme proprement dit, en ce que ce dernier déifie une chose particulière, individuelle, tandis que le totémisme attribue un caractère sacré à tous les individus d’une même espèce. Ainsi le nègre, qui prend un épi de maïs comme fétiche, estime beaucoup cet épi en particulier ; mais le maïs, comme espèce, lui importe peu. Le Peau-Rouge, au contraire, qui prend pour totem l’ours ou le loup, se sent en communication intime, sinon mystérieuse, avec l’espèce entière. Tous les loups ou tous les ours lui deviennent inviolables ; il s’abstient de les poursuivre, de les maltraiter, de les tuer. De plus, le totem donne son nom à toute la tribu. On ne peut méconnaître dans le totémisme un degré supérieur de généralisation, et par là une forme plus élevée du développement intellectuel.