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LA PSYCHOLOGIE DE SHAKSPEARE. 651 que le délire ne se déclarât, que cette folie n’aurait jamais été connue, si Gonéril et Régane ne lui avaient fourni par les procédés de leur ingratitude une raison d’éclater. »

L’exaltation maniaque suit chez Lear la marche ordinaire. L’impressionnabilité exagérée du roi, sa faiblesse irritable, se traduisent par une extravagance de caractère et par des emportemens que rien ne motive. Il quitte avec hauteur Gonéril pour se rendre chez son autre fille Régane, il ne doute pas un seul instant qu’il ne soit reçu avec tous les honneurs qui lui sont dus ; mais déjà son caractère change, il devient moins hautain, et il écoute sans irritation les vérités que lui dit son fou. Il sent que ses pensées se troublent, que son esprit est ébranlé par ce coup imprévu. Comme il arrive chez beaucoup d’aliénés, Lear a le sentiment de son état, il supplie le ciel de ne pas permettre qu’il devienne fou : « Que je ne devienne pas fou, ciel clément ! Gardez-moi en équilibre, je ne voudrais pas être fou ! »

Repoussé par sa seconde fille, humilié dans son orgueil de roi, blessé dans son amour de père, le roi Lear pourrait encore conserver sa dignité et se retirer dépouillé, mais fier, le cœur gonflé de mépris pour ses filles ; mais, par cela seul qu’il est dans un état pathologique, il va tomber d’une exagération dans une autre ; il s’humiliera jusqu’à renoncer à tous ses désirs, il s’abaissera à mendier ce qu’il rejetait avec dédain, il écoutera ses filles avec résignation, il essaiera même de se méprendre sur le sens de leurs paroles ! Cette succession si rapide de douleurs et d’émotions violentes chez un homme qui a déjà présenté tous les symptômes de la manie à l’état d’exaltation devait ébranler profondément sa raison ; mais Shakspeare ne se contente pas de toutes ces causes morales, il appelle à son aide le concours de la nature. C’est par une nuit de tempête que le vieux roi erre au milieu de la campagne, sans abri, tête nue, inconscient de ses souffrances physiques, « la tempête de son âme enlevant à ses organes tout autre sentiment. » Bientôt son exaltation s’apaise, la fatigue du corps l’emporte sur la surexcitation de son âme, il commence à sentir le froid ; aux émotions violentes succède l’abattement, il s’attendrit, sanglote, et c’est lui, ce roi autrefois si superbe, qui dit à son fou : « Comment vas-tu, mon enfant ? as-tu froid ? Mon pauvre enfant, j’ai encore dans mon cœur une place qui souffre pour toi. » La colère est tombée, l’énergie est brisée, le cerveau est déprimé par une excitation trop violente ; c’est la fin de la lutte avec la raison.

Chacune de ces observations est remarquable de justesse et la gradation des symptômes est observée avec une science que ne saurait surpasser un médecin aliéniste. Les scènes suivantes nous