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ment. Un mot prononcé par hasard avait dissipé les ténèbres où vivait le malheureux peintre. Il voyait clair maintenant. Soudain il baissa la tête et fondit en larmes.

Je le ramenai avec douceur vers mon logis ; mais je n’essayai ni de calmer sa douleur, ni de lui voiler la dure vérité. Arrivé en face de mon hôtel, je l’engageai à entrer.

— Venez, lui dis-je. Nous boirons à l’achèvement de votre madone.

Il releva la tête avec un violent effort, parut se livrer un instant à de sombres réflexions, à en juger par ses sourcils froncés, puis il me tendit la main en s’écriant :

— Je la finirai dans un mois ! Non, dans quinze jours ! Après tout, elle est là, — et il se frappa le front. Oui, parbleu, elle est vieille ! On peut le lui dire sans l’offenser, — une femme qui a fait passer vingt ans comme si ce n’était que vingt mois ! Vieille, vieille ! Eh bien, monsieur, elle sera éternelle !

J’offris de le reconduire jusque chez lui, mais lorsque je voulus lui reprendre le bras, il me repoussa avec un geste théâtral ; il s’éloigna en sifflant et en brandissant sa canne. J’attendis quelques minutes, puis je le suivis à une certaine distance jusqu’à ce qu’il eût franchi le pont de la Santa-Trinita. Au milieu du pont, il s’était arrêté, comme à bout de forces, pour s’appuyer sur le parapet. J’eus soin de ne pas le perdre de vue ; mais j’avoue que je demeurai assez inquiet tandis qu’il contemplait la rivière. Il se remit enfin en marche et continua sa route à pas lents, la tête baissée. Je ne jugeai pas à propos de l’accompagner plus loin à travers les rues.


III.

Comme j’espérais, grâce à mon imprudente exclamation, avoir décidé le pauvre Théobald à tirer un profit plus pratique de ses connaissances acquises et de son goût cultivé, je ne m’étonnai pas qu’il ne donnât plus signe de vie. Au bout de quatre ou cinq jours, voyant qu’il ne m’écrivait pas et qu’il ne se montrait ni chez moi ni dans les endroits qu’il fréquentait d’habitude, je commençai à me demander si, au lieu de réveiller son talent par une secousse salutaire, je ne l’avais pas tout simplement paralysé. Était-il malade ? Cette pensée me tourmenta d’autant plus que je me serais accusé d’être la cause de sa maladie. Mon séjour à Florence touchait à sa fin et je tenais à me renseigner avant mon départ. Théobald ne m’ayant jamais donné son adresse, je ne savais où le trouver ; mais rien ne m’empêchait d’aller aux informations chez la brodeuse du Mercato-Vecchio. J’avoue d’ailleurs que ma curiosité non satisfaite