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LA MADONE DE L’AVENIR.

profit. Ce sont des heures suggestives. De même qu’une âme pieuse prie sans cesse, de même le véritable artiste élabore sans cesse son œuvre. Il prend son bien où il le trouve et va dérobant un secret aux choses qui s’offrent à son regard. Quel don précieux que celui de l’observation ! Que de joies elle nous procure ! Chaque coup d’œil me donne l’idée d’une ombre, d’une teinte, d’un heureux contraste. Rentré chez moi, je dépose mes nouveaux trésors aux pieds de ma madone. Oh ! je ne perds pas mon temps ! Nulla dies sine lineâ.


II.

Un mois environ après mon arrivée à Florence, je fus présenté à une dame américaine dont le salon a le privilège d’attirer les visiteurs étrangers. Elle n’était ni jeune ni riche, mais elle offrait à ses hôtes de très bon thé, des gâteaux au choix et une conversation moins variée. Chez Mme  Coventry l’entretien ne roulait que sur les questions esthétiques, car elle se donnait pour un juge infaillible en fait d’art. Son appartement était un musée Pitti au petit pied. Elle préférait a les vieux maîtres. » Il y avait je ne sais combien de Péruginos dans sa salle à manger ; un Giotto ornait son boudoir, et un André del Sarto remplaçait le miroir sur la cheminée du salon. Grâce à ces trésors, à un fouillis non moins précieux de bronzes, de mosaïques, de triptyques aux panneaux vermoulus, où des saints aux contours anguleux s’extasiaient sur un fond d’or, elle passait aux yeux de ses compatriotes pour une sorte de grande-prêtresse des arts. En guise de broche, elle portait une immense miniature reproduisant la Madonna della Seggiola. Je la pris un soir à part et je lui demandai si elle connaissait un homme très remarquable nommé Théobald.

— Si je le connais ! s’écria-t-elle. Si je connais ce pauvre Théobald ! Tout Florence connaît ses cheveux flamboyans, sa tunique de velours noir et sa madone que personne n’a jamais vue.

— Comment, vous ne croyez pas à sa madone ?

— Allons, je vois qu’il vous a endoctriné. Cela ne m’étonne pas. Je me rappelle le jour où il prit la ville d’assaut. Un second Raphaël était né, dont la gloire devait rejaillir sur notre chère Amérique ! N’avait-il pas les cheveux de Raphaël ? Les cheveux, hélas ! et non la tête. Enfin on l’accepta tel quel, et on proclama son génie sur les toits. Les femmes mouraient d’envie de se faire peindre par lui et de devenir immortelles comme la Joconde. On s’accordait pour déclarer que ses manières rappelaient Léonardo, qu’il avait quelque chose de mystérieux. Par malheur, le mystère a beaucoup trop duré, si bien que l’on a fini par ne plus s’émerveiller. Le