Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/604

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
598
REVUE DES DEUX MONDES.

de rapsodies idéalistes ou de rêveries esthétiques. Impossible de rien voir, de rien entendre qui ne lui inspirât une foule de phrases enthousiastes sur le vrai, le beau et le bon. Il manquait peut-être de génie, mais à coup sûr c’était en monomane qu’il admirait le génie des autres. Je pris autant de plaisir à suivre le jeu bizarre des lumières et des ombres de son caractère que s’il se fût agi d’un personnage tombé d’une autre planète. À vrai dire, il semblait fort dépaysé ; il vivait dans un univers à lui, univers où régnaient les beaux-arts. Il serait difficile de concevoir un être moins souillé par le contact du monde, et je me demandais parfois si un ou deux petits vices innocens n’auraient pas contribué à compléter son organisation d’artiste. Par momens, je riais en songeant qu’il appartenait à la race si pratique des Yankees ; mais, après tout, la meilleure preuve de son origine américaine ne se trouvait-elle pas dans cet amour du beau qui lui donnait la fièvre ? Ce n’est que chez les convertis que l’on rencontre une ardeur aussi vive. La plupart des peintres du Nouveau-Monde qui visitent les musées de l’Europe savent manifester leur admiration sans oublier pour cela de tirer tout le parti possible de leur mérite personnel. Mon ami ne possédait pas ce talent. Du reste il avait conservé le goût du terroir pour les superlatifs. Ses moindres éloges se formulaient par les mots « écrasant, » « transcendantal, » « incomparable. » Quant aux épithètes moins louangeuses, c’était là une petite monnaie dont il dédaignait de se servir.

Malgré la franchise avec laquelle il exprimait ses opinions, il demeurait pour moi une énigme. Le peu qu’il me disait sur son propre compte ne m’apprenait pas grand’chose. Je ne savais pas au juste ce qu’il faisait ni comment il vivait. Soit par modestie, soit par fierté, il ne me parla pas de son intérieur. Il était pauvre, on le voyait ; néanmoins il devait posséder de quoi vivi"e, autrement il n’eût pas avoué aussi gaîment que le culte de la beauté idéale ne lui avait jamais rapporté un écu. Je supposai que sa pauvreté l’empêchait de m’inviter à lui rendre visite. J’ignorais même son adresse. Nous nous donnions rendez-vous en quelque lieu public ou à mon hôtel, où je me montrai aussi hospitalier que je le pus sans risquer de l’offenser. Il paraissait avoir toujours faim. Était-ce là un de ces petits vices innocens que je lui souhaitais ? Je l’ignore. En tous cas, je ne lui en connaissais certes pas d’autre. J’eus soin de lui épargner les questions indiscrètes ; mais lorsque je le rencontrais, je n’oubliais jamais de lui demander des nouvelles de la Madone de l’avenir.

— Nous avançons, grâce au ciel, répondait-il avec un grave sourire. Cela marche. Voyez-vous, j’ai le grand avantage de ne jamais perdre mon temps. Les heures que je passe avec vous sont tout