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paroles de l’illustre écrivain. Il est vrai que les deux classes extrêmes, que le noble et le moujik, l’ancien seigneur et l’ancien serf, se touchaient de près, n’ayant entre eux aucune classe mitoyenne ; mais ce n’était là qu’un contact matériel. Entre l’un et l’autre il n’y avait ni sympathie mutuelle, ni intelligence réciproque, il n’y avait ni lien moral ni communauté spirituelle. Entre le peuple russe demeuré fidèle aux vieilles mœurs moscovites et la noblesse à demi-française l’intervalle était énorme, la distance réelle d’autant plus grande qu’il n’y avait rien ; pour en rapprocher les extrémités. Cette distance, en grande partie le fruit de la révolution précipitée de Pierre le Grand, l’ancienne bourgeoisie officielle des mechtchané et des marchands était incapable de la diminuer, incapable de la combler, toute cette bourgeoisie mercantile des villes appartenant elle-même au peuple par l’éducation, les mœurs, les préjugés. Cet intervalle, qui longtemps sembla impossible à remplir, c’est à une bourgeoisie nouvelle de le faire disparaître, à une bourgeoisie cultivée, tenant à la fois au peuple par les intérêts et les sympathies, et à la civilisation moderne par l’éducation. Jusqu’ici, il n’a point existé en Russie de chaîne continue le long de laquelle les idées, les connaissances, les impressions, pussent descendre insensiblement du sommet au bas de la société. C’est là le grand obstacle au progrès économique, au progrès politique de l’empire. La masse de la nation était condamnée à ramper dans la routine pendant qu’une élite dépaysée s’envolait égoïstement à l’étranger ou se perdait vainement en de nuageuses utopies. Le remède est dans la formation d’une classe moyenne, d’une grande, et peut-être plus encore, d’une petite bourgeoisie servant d’intermédiaire entre les idées d’en haut et les besoins d’en bas. Alors seulement pourra prendre fin le dualisme social, le schisme moral, qui depuis Pierre le Grand est le mal de la Russie et survit à l’abrogation des privilèges et aux progrès de l’égalité. Alors seulement cette nation, divisée en elle-même et aujourd’hui encore coupée en deux moitiés séparément impuissantes, pourra donner à l’Europe la mesure de son génie, la mesure de ses forces intellectuelles. La tâche est malaisée et demandera des années ; nous en verrons les difficultés aussi bien que l’importance en étudiant les deux classes, que naguère encore le servage enchaînait l’une à l’autre, en considérant de plus près la noblesse et les paysans, l’ancien seigneur et l’ancien serf, et en nous rendant compte des effets de l’émancipation sur l’esclave et sur le maître.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.