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Il y a quelques années, un marchand russe était toujours un homme à longue barbe, à long caftan, à grandes bottes de cuir ; il était aussi fidèle que le paysan aux traditions moscovites comme au costume national. Aujourd’hui il y a le marchand du vieux temps, conservateur des vieux usages, parfois possesseur d’une grande fortune sans en être moins attaché à l’ancienne manière de vivre, le koupets orthodoxe ou raskolnik, comme le bas peuple, comme le moujik ou le mechtchanine, dont il ne diffère réellement que par la richesse, fidèle observateur des jeûnes et des fêtes, unissant à un singulier degré la superstition à la finesse, la simplicité de l’existence à la grandeur des opérations commerciales. Il y a aussi le marchand moderne, souvent le fils ou le petit-fils du précédent, le marchand au menton rasé qui abandonne les usages de ses pères pour imiter la noblesse et les modes françaises. Ces derniers sont déjà nombreux, et le nombre en croît naturellement chaque jour ; ils ont des hôtels et des salons meublés avec luxe ; si ce n’est toujours avec goût, et possèdent tout le confort de l’Occident. Leurs fils apprennent le français et voyagent à l’étranger ; beaucoup déjà mènent à Paris une vie aussi mondaine, aussi dissipée que les jeunes nobles de leur pays, et à leur retour quelques-uns savent se faire admettre dans les salons de la noblesse. Entre ces deux types de marchands, il en est un intermédiaire, faisant pour ainsi dire la transition de l’un à l’autre, et ayant souvent les prétentions et les travers des deux : c’est le négociant enrichi, épris du luxe moderne, et ne s’y pouvant faire lui-même, s’entourant de meubles et de frivolités dont il méconnaît l’usage, et toujours mal à l’aise dans sa propre maison, dans ses propres vêtemens. Ce parvenu ignorant et plein de contrastes, ridicule victime de la vanité, est plus fréquent et plus étonnant en Russie que partout ailleurs. Soit amour du luxe, soit calcul de commerçant désireux d’établir son crédit, le marchand russe a fréquemment un goût de l’extérieur, un goût de la montre et de l’apparat qui, en Russie même, où ce penchant est général, se rencontre rarement ailleurs à un tel degré. Il est de ces marchands qui ont de riches appartemens où ils ne logent point, de somptueux salons qu’ils n’ouvrent qu’aux étrangers, une vaisselle où ils ne mangent pas, des lits auxquels pour dormir ils préfèrent à la vieille mode russe des tapis ou des divans. L’un d’eux, faisant admirer à un ingénieur anglais sa chambre à coucher et son lit sculpté recouvert d’un surtout de dentelle, lui disait avec un malicieux sourire : ce lit-là m’a coûté Une somme folle, mais voyez-vous, je ne couche pas dedans, je couche dessous[1]. On en rencontre

  1. Herbert Barry, Russia in 1870, p. 119. Bien que l’usage s’en répande de jour en jour avec les chemins de fer, les lits sont encore, dans quelques contrées de la Russie, un objet de luxe qui n’est pas toujours à la portée du voyageur. J’ai eu parfois moi-même de la peine à m’en procurer, et j’ai fait l’étonnement de certains aubergistes on ne me montrant pas satisfait d’un divan ou d’un canapé.