Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du peu d’influence sociale de la bourgeoisie. Aujourd’hui que l’abolition du servage a supprimé la distinction entre les terres habitées et les terres non habitées, la propriété terrienne est devenue libre, l’accès en est ouvert à toutes les classes. Par cette conséquence indirecte, l’émancipation touche profondément la bourgeoisie russe, elle lui rend la libre disposition de sa fortune, elle lui ouvre les campagnes, et ce seul fait est une révolution qui sur l’avenir social de la Russie peut avoir une portée considérable.

Les marchands de la première guilde possédaient presque tous les privilèges personnels de la noblesse ; les plus fortunés n’en cherchaient pas moins à sortir de leur condition. Cette noblesse, dont le législateur semblait leur avoir accordé les prérogatives utiles, ils la convoitaient pour eux ou pour leurs enfans, et beaucoup d’entre eux prenaient un chemin qui y menait rapidement, le chemin du service de l’état. De là encore une cause de débilité, d’amoindrissement pour la bourgeoisie, qui ne semblait grandir et s’enrichir que pour une autre classe. Le mode d’anoblissement par le tchine, par le grade ou l’emploi, resté en usage depuis Pierre le Grand, avait le double effet d’entraver à la fois la constitution d’une vraie noblesse et la formation d’une vraie bourgeoisie ; un tel système appauvrissait la seconde en encombrant la première : de l’une il faisait un lieu de passage, un vestibule, une antichambre presque vide, de l’autre une salle confuse, une assemblée mêlée.

Dans cet appétit des marchands pour les fonctions ou les décorations qui anoblissaient, il serait injuste de ne voir en Russie, comme en d’autres pays, que puérile vanité et futile ambition. Le marchand russe jouissait de tous les droits réellement utiles de la noblesse ; mais ces droits il ne les tint longtemps que de son inscription dans la guilde. Un revers de fortune les lui pouvait enlever, en lui faisant perdre le titre et le rang de marchand ; un revers de fortune pouvait en un moment le ravaler au niveau du mechtchanine, soumis à la taille, à l’enrôlement forcé et aux verges. La noblesse héréditaire et par suite le service de l’état pouvait seul mettre une famille russe à l’abri d’une telle chute.

Cette instabilité de la position des marchands, cette fragilité des droits de la bourgeoisie, amena l’empereur Nicolas à créer pour elle une nouvelle rubrique, une nouvelle catégorie officielle. En même temps qu’il rétrécissait le chemin conduisant à la noblesse, ce prince instituait pour les bourgeois un titre qui leur devait assurer les avantages jusque-là cherchés dans l’anoblissement. Ce nouveau degré de l’échelle sociale russe porte le nom de potchetnyi gragdanine, citoyen honorable, ou mieux bourgeois notable. Ces citoyens honorables ont les privilèges des marchands de la première