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prérogatives assez différentes ; aujourd’hui, croyons-nous, il n’en reste que deux en possession de droits civils identiques. La distinction des deux guildes repose uniquement sur le chiffre du capital déclaré par les marchands et sur la patente par eux payée à l’état. Les membres de la première ont le privilège du libre commerce dans toute l’étendue de l’empire ainsi qu’à l’étranger ; les membres de la seconde doivent se borner au négoce intérieur. Ces guildes, comme les autres fractions de la population urbaine, ont dans chaque ville leurs assemblées et leurs chefs ou syndics élus. Les marchands du reste s’élèvent ou descendent d’une guilde à l’autre, selon que s’enfle ou décroit leur fortune, et les mauvaises affaires les laissent exposés à retomber dans la classe inférieure des mechtchané.

Les membres des deux guildes font ou plutôt faisaient partie des classes privilégiées. Les empereurs leur avaient accordé tous les droits personnels de la noblesse : exemption de la capitation, exemption de la conscription militaire, exemption des verges et des peines corporelles. Dans un pays comme la Russie, on ne pouvait faire plus pour l’encouragement du commerce et de la bourgeoisie. Les marchands étaient libres de s’enrichir, libres de jouir de leurs richesses ; une seule chose leur était refusée, et cette restriction même imposée aux négocians pouvait, aux yeux du législateur, passer pour un stimulant au commerce. Il était interdit au marchand, comme à toute personne étrangère à la noblesse, de posséder des terres habitées, naselennyia imouchtchestva, c’est-à-dire des terres peuplées de serfs. Or, dans ce pays de population faible et diffuse, ces terres habitées étaient en général les seules productives ; par suite, les marchands qui n’y pouvaient prétendre se trouvaient de fait exclus de la propriété terrienne, de la propriété rurale au moins. Les seuls immeubles qui leur fussent accessibles étaient des maisons de villes ou des maisons de campagne aux environs des villes. Les placemens de fonds en terres de rapport leur étant interdits, les négocians pouvaient sembler moins enclins à retirer du commerce les capitaux qu’ils y avaient amassés. Cette prohibition avait un effet plus certain et moins avantageux : elle isolait le commerce de l’agriculture, elle maintenait le négociant ou l’industriel séparés à la fois du noble propriétaire et du paysan cultivateur. Alors que le servage rendait presque impossible la formation d’une classe moyenne dans les campagnes, le monopole nobiliaire des terres habitées empêchait la classe moyenne, lentement formée dans les villes, de se répandre sur les campagnes. Les marchands restaient enfermés dans la ville et comme emprisonnés dans les affaires ; de là une autre cause de la faiblesse, du peu d’expansion,