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C’est au fond des villes aussi bien que dans les villages écartés, chez le mechtchanine aussi bien que chez le paysan, que germent et se propagent les sectes bizarres, dont la naissance même témoigne delà vitalité et de la naïveté de l’esprit religieux dans un peuple[1]. Le mechtchanine est observateur des rites et des traditions, il est conservateur des mœurs de ses ancêtres, il est respectueux de Dieu et de son souverain tout comme le moujik ; entre ce dernier et lui, il n’existe point encore de divorce, d’antagonisme moral. Il y a ainsi dans le fond du peuple russe une unité, une harmonie de sentimens et de croyances qui mérite d’autant plus d’être signalée qu’elle devient plus rare, et que là même où elle subsiste, le temps la rendra plus précaire. La Russie a là, pour une période plus ou moins longue, un principe de force et de stabilité qui fait défaut à tous les autres peuples du continent. S’il n’a point encore toute la fécondité, toute l’activité de notre civilisation urbaine, l’empire du Nord peut trouver dans cette infériorité même des dédommagemens, des compensations qui ne sont pas sans prix. Il n’est point encore exposé à ces luttes d’influences des villes et des campagnes dont l’Occident a déjà tant souffert, à cette guerre intestine des citadins et des ruraux qui, par de perpétuelles révolutions et réactions, entrave tout progrès ; il échappe encore à ce conflit intermittent de l’esprit à la fois sceptique et utopiste de l’ouvrier des villes avec l’esprit grossièrement conservateur et aveuglément positif du paysan des campagnes.


IV

La législation russe divise les habitans des villes en deux groupes, elle sépare nettement les artisans, ou petits bourgeois demeurés au bas de l’échelle sociale, des bourgeois parvenus aux degrés supérieurs. Ces derniers sont d’ordinaire compris sous la rubrique de marchands, kouptsy. Ce titre n’est légalement reconnu qu’aux négocians en possession d’un certain capital et payant certains droits de patente. Ces marchands, longtemps dotés de privilèges importons, n’ont pu naturellement constituer une classe fermée ; le mechtchanine, le paysan, le noble même, qui se livrent au commerce, sont maîtres de se faire inscrire parmi eux : c’est une question de fortune et d’impôt. Ces kouptsy sont subdivisés en plusieurs catégories qui conservent le nom étranger de guilde introduit jadis par Pierre le Grand. Il y eut longtemps trois de ces guildes pourvues de

  1. Voyez notre étude sur les sectes populaires de la Russie dans la Revue du 1er mai et du 1er juin 1875.