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Dans l’organisation de la classe urbaine, la princesse d’Anhalt et le charpentier de Saardam imitèrent naturellement les institutions contemporaines de l’Europe occidentale, en particulier les institutions des pays germaniques, de l’Allemagne et de l’Angleterre, de la Hollande et de la Suède. De là une partie des défauts et une partie de l’insuccès d’une œuvre mal à propos copiée de l’étranger et imitée de modèles déjà en décadence. C’est quand ils étaient sur le point de disparaître des états les plus avancés de l’Occident, que les corps de métiers d’artisans et les guildes de marchands, que les maîtrises et jurandes furent introduits en Russie. De pareilles erreurs ne sauraient surprendre, quand on voit encore en France des hommes instruits regretter ces institutions du passé ou en rêver le rétablissement. Quels qu’en fussent les mérites et les inconvéniens, cette organisation en corporations à laquelle se prêtent volontiers les peuples germaniques était aussi étrangère au génie qu’aux habitudes de la Russie. Le Russe, selon une juste remarque de Haxthausen, a l’esprit d’association, il n’a point l’esprit de corporation, et entre l’un et l’autre la différence est grande. Le Russe a un mode national d’association, l’artel, dont tous les membres ont des droits égaux et travaillent pour le bénéfice commun, sous des chefs librement élus par leurs pairs ; il a peu de goût pour les corporations fermées, pourvues au dehors de privilèges et de monopoles, et au dedans subdivisées hiérarchiquement en rangs ou échelons inégaux, comme nos anciens corps de métiers avec leur gradation de maîtres, de compagnons et d’apprentis. A cet égard, le peuple de l’Europe chez lequel les divisions extérieures de classes ont le plus persisté est peut-être de tous le plus naturellement étranger à l’esprit de caste et de subordination hiérarchique. L’esprit corporatif, qui en Occident n’était qu’une forme de l’esprit féodal, l’esprit qui dans le monde du travail avait introduit le même principe de privilège et de vasselage que dans la propriété et la noblesse, ne se retrouve nulle part dans l’ancienne Moscovie et n’a pu triompher dans la Russie nouvelle. Les tribus ouvrières aux frontières déterminées, les maîtrises et jurandes qui en Occident ont fait le noyau de la population urbaine, étaient aussi inconnues de la Russie que la féodalité occidentale, qui leur servait de type ou de patron. Sous ce rapport le mode d’existence des villes russes ne différait guère moins du mode d’existence des villes européennes que ne différait l’organisation rurale de la Russie et de l’Europe. Catherine II tenta en vain de réunir les artisans en corps de métiers et de les diviser régulièrement en maîtrises ; en vain elle donna à chaque groupe des chefs élus, une administration et des bannières ; les corps de métiers, les tsekh, selon le nom emprunté