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Jusque-là, les villes ou bourgs des provinces et les paysans des districts étaient souvent réunis dans le même mir ou commune, et soumis au même droit et aux mêmes autorités. La position du bas peuple des villes n’était guère plus enviable que celle des cultivateurs de la campagne. Le bourgeois, l’homme taillable (tiaglyi tchelovek), était fixé (prikreplen), était enchaîné à sa ville natale comme le paysan l’était à la terre, et cela pour des motifs analogues, afin que le fisc ne fût point frustré par le départ du contribuable, et que les bourgeois, taxés solidairement, n’eussent pas à payer pour les absens. Des dispositions qui rappellent celles inventées pour les curiales aux derniers temps de l’empire romain interdisaient sévèrement de passer d’une ville ou d’un bourg à l’autre, et pour cette fuite, pour cette sorte de désertion, les Romanof établirent en 1658 la peine de mort[1].

Il y avait cependant dans les villes de la Russie une classe privilégiée : c’étaient les riches marchands, les commerçans en gros et spécialement ceux qui faisaient le commerce extérieur. On les appelait les hôtes, gosti, probablement parce qu’à l’origine, et pendant longtemps, le plus grand nombre étaient étrangers. Ces gosti sont mentionnés dès l’époque des Varègues. Dans la Russie primitive, où l’éloignement et les guerres intestines rendaient le commerce à la fois plus précaire et plus précieux, les hommes assez entreprenans pour s’y livrer, étaient entourés d’une considération qu’ils conservèrent plus ou moins à travers toutes les vicissitudes de l’histoire russe, au milieu même de l’abaissement où les guerres des princes apanages et la domination tatare plongèrent le commerce national. Ce nom de gosti, sans doute d’origine germanique, était accordé par les grands-princes comme un titre d’honneur, et plusieurs de ces hôtes servirent aux kniazes de conseillers ou d’ambassadeurs, Au-dessous des gosti venaient les marchands inférieurs et les posadskii ou bourgeois, les uns et les autres répartis entre plusieurs catégories dont chacune avait son conseil ou douma, pourvu du droit de juger les contestations de ses membres.

Ces marchands et bourgeois pouvaient difficilement être une classe influente dans un pays comme la Grande-Russie, coupé de l’Europe et de la mer, coupé de toutes les grandes routes commerciales par la Lithuanie, l’ordre teutonique et les Tatars. Jean IV, Ivan le Terrible, l’ennemi des vieilles familles de kniazes et de boïars, avait cherché à relever les habitans des villes, les bourgeois de Moscou en particulier ; mais la main des tsars ne sut pas faire revivre en Moscovie les libertés municipales qu’elle déracinait à

  1. Solovief, Istoriia Rossn, t. XIII, p. 100-130.