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Parmi les classes privilégiées, il s’en fallait du reste qu’il y eût l’unité d’esprit, la conformité de culture, en un mot l’homogénéité morale qui s’est en d’autres pays rencontrée en semblable occurrence. Entre la noblesse et le clergé, il n’y avait rien de cette alliance ou de cette solidarité, il n’y avait aucun de ces liens multiples de famille ou d’intérêts qui dans l’ancienne France unissaient entre eux les deux premiers ordres de l’état. Dès avant Pierre le Grand, les dignités ecclésiastiques étaient désertées de la noblesse ; déjà le clergé, condamné à se recruter lui-même, formait une sorte de caste héréditaire, la plus fermée de toutes les classes russes, non que l’accès en fût légalement interdit, mais parce que les fils de prêtres étaient presque seuls à en solliciter l’entrée[1]. Le clergé, confiné dans ses devoirs ecclésiastiques et longtemps soupçonné de malveillance à l’égard des innovations et des imitations de l’étranger, était généralement depuis Pierre le Grand demeuré, comme la masse du peuple, attaché aux anciennes mœurs, aux anciens usages, à l’ancienne Russie. La noblesse, au contraire, recrutée d’étrangers de tous pays, de favoris du souverain et de fonctionnaires de toute sorte, s’était, après une courte résistance, ouverte au souffle de l’Europe ; seule en Russie, elle avait pris le costume, la façon de vivre et les idées de l’Occident, Entre cette noblesse de propriétaires de serfs ou de fonctionnaires de l’état et la bourgeoisie privilégiée des villes, il n’y avait point davantage de liens d’intérêt ou de sentiment, le commerce et la bourgeoisie russes s’étant jusqu’à ce jour, moins que partout, ailleurs, détachés du peuple par les goûts et l’éducation.

Ces classes, matériellement et moralement isolées les unes des autres, n’ont dans leur propre sein guère plus d’unité et de cohésion qu’elles n’ont de liens et de sympathies entre elles. De là un autre motif de leur peu de puissance, de leur peu de force vis-à-vis du pouvoir souveraine C’est une des singularités de la constitution sociale de la Russie que chacune des quatre classes de la population y est divisée en catégories, en sous-classes souvent fort étrangères, parfois même hostiles les unes aux autres. Le dualisme que nous avons rencontré dans le sein du clergé entre le prêtre et le moine, entre le clergé blanc et le clergé noir, se retrouve à un certain degré dans toutes les classes de la société. Dans la noblesse, il y a les nobles héréditaires et les nobles, personnels, parmi les habitans des villes les marchands, les bourgeois notables d’un côté, les artisans et les petits bourgeois de l’autre ; dans les campagnes même, il y a

  1. Pour-tout ce qui concerne la classe du clergé, on peut se reporter à notre étude dans la Revue du 25 mai 1874