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légisateur a maintenu la plupart de ces compartimens, de ces cases multiples. Les partisans du passé peuvent ainsi rêver d’y faire un jour ou l’autre rentrer effectivement les diverses classes de la nation et de reconstruire sur les anciennes bases, avec quelques légères modifications, une nouvelle hiérarchie sociale. Les lois qui ont tant fait pour rapprocher, pour mettre sur le même niveau les différents groupes de la population, n’ont presque rien changé à la complexe nomenclature de la classification officielle. Ces distinctions, il ne faut point le perdre de vue, ont dans l’histoire et dans les mœurs du peuple des racines trop profondes pour s’effacer en quelques années. Elles ont gardé en Russie des raisons d’être que dans l’Europe occidentale elles n’ont plus depuis longtemps ou n’ont jamais elles. L’une est la manière exotique dont s’est introduite en Russie la civilisation moderne, et par suite la grande, l’incomparable diversité de mœurs et de culture ; une autre, c’est la constitution même de la propriété territoriale, commune et inaliénable chez le paysan récemment émancipé, individuelle et héréditaire chez l’ancien propriétaire de serfs. Appuyée sur de tels fondemens, la distinction des classes pourra longtemps persister en Russie, bien qu’à l’avenir chaque réforme nouvelle semble destinée à en diminuer la valeur et l’importance. La législation et la société même paraissent à cet égard dans un état de transition dont il serait téméraire de prétendre fixer le terme ; l’étude des différentes classes sociales en est devenue d’autant plus ardue et compliquée. Il est souvent difficile à un étranger de discerner ce que les récentes réformes ont abrogé et ce qu’elles ont respecté, de démêler les droits et privilèges nominaux des privilèges et droite effectifs. Pour la connaissance de la Russie, pour la distinction des faits et de l’apparence, rien cependant n’est plus important. A l’extérieur, cette société fusse la mieux encadrée, la plus nettement répartie en classes, semble une des plus aristocratiques de l’Europe ; au fond, elle est une des plus démocratiques. Il y a là entre l’apparence et la réalité un de ces contrastes encore si fréquens en Russie, et qui en rendent l’intelligence malaisée. L’étude attentive des diverses classes d’une société n’a pas seulement pour résultat de dissiper les erreurs et les équivoques de ce genre, elle ne sert pas seulement à faire comprendre l’état intellectuel et économique des divers groupes de la population, elle va au delà du présent. Quand on connaît l’état social d’un pays, on peut sans témérité en préjuger, en conjecturer l’avenir politique le jour où les progrès de l’esprit public lui permettront de prendre une part active à la direction de ses affaires et de ses destinées.