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régime, les barrières morales entre les différentes classes, entre la noblesse et le tiers-état particulièrement, avaient été renversées et effacées par les mœurs avant de l’être par la loi. L’intervalle entre le noble et le bourgeois, encore immense au XVIIe siècle, avait été franchi au XVIIIe ; les salons et les lettres avaient rapproché, souvent même avaient confondu les deux hommes. Ils ne se distinguaient plus l’un de l’autre que par l’extérieur, par l’habit, et le jour où le noble mit de côté l’épée et les broderies, toute différence s’évanouit. La parité des façons et des dehors ne faisait que manifester la parité des esprits. Selon la remarque d’un récent historien de l’ancien régime, l’égalité de fait avait précédé l’égalité de droit, la noblesse et le tiers étaient de niveau par l’éducation et les aptitudes quand ils étaient encore séparés par des privilèges.[1]. En France, à la veille de la révolution, le gentilhomme et le bourgeois étaient le même homme, la loi seule établissait entre eux des distinctions factices. En Russie, à la veille même des dernières réformes, il en était tout autrement. Le noble, le prêtre, le bourgeois, le paysan, le premier et les derniers surtout, n’étaient pas seulement séparés par les privilèges légaux, mais par les habitudes, l’éducation, l’esprit même ; c’étaient autant d’hommes différens, et pour les rendre pareils, il ne suffisait point que la législation les mît sur un pied d’égalité. Les classes n’ayant pas été rapprochées par les mœurs avant de l’être par la loi, l’abaissement des clôtures légales qui les isolaient ne suffit point à les fondre ensemble, et ce n’est qu’à la longue et indirectement que pourront se manifester les grands résultats des réformes sociales.

Entre la révolution française et les réformes impériales, il y a une seconde différence, et comme une opposition jusque dans la ressemblance. Alors même qu’elles tendent au même but, les réformes d’un monarque et les révolutions populaires ne suivent pas la même marche : les unes ne procèdent point de la façon violente, brusque, entière, dont usent les autres. Tandis que les révolutions parties d’en bas s’attaquent avant tout aux dehors palpables et en veulent autant aux noms qu’aux choses, les réformes venues d’en haut sont souvent disposées à respecter l’enveloppe, les dehors des institutions qu’elles modifient, s’estimant d’autant plu, heureuses que les innovations sont moins apparentes. Les distinctions de classes n’ont pas été abrogées en Russie, les formes, les moules extérieurs en subsistent dans leur intégrité. Au lieu de les abandonner comme des cadres vides ou de les laisser tomber comme un inutile échafaudage qui ne supporte plus rien, le

  1. M. Taine, les Origines de la France contemporaine ; l’Ancien régime, p. 407.