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certaine heure le mouvement décisif, il avait trouvé long le temps pendant lequel on l’avait laissé porter seul le poids d’une lutte, où le rôle brillant ne devait pas être pour lui. En cette circonstance, comme toujours, Grant avait compté sur son abnégation, et cette fois aussi le succès commun fit tout oublier, et vint récompenser les deux chefs si confians l’un dans l’autre..

Après la bataille, ce fut encore Sherman que Grant chargea d’aller débloquer Burnside, On était à la fin de novembre. Il gelait. Pour marcher plus vite, tous les bagages avaient été abandonnés, et depuis le chef, qui donnait toujours l’exemple, jusqu’au dernier homme, chacun n’avait gardé qu’une capote ou une couverture. Chacun aussi n’avait vécu pendant les derniers jours que de ce qu’on ramassait le long des chemins ou dans les bivouacs abandonnés par l’ennemi. Si des troupes avaient besoin de repos, c’étaient bien celles-là ; mais il fallait, disait-on, arracher à la famine des camarades, une petite armée. Sherman et ses soldats partirent joyeusement, et Burnside fut délivré. Seulement le jour de sa délivrance il offrit à Sherman, affamé lui-même, un dîner servi dans une bonne maison ; sur une nappe blanche, figurait une dinde rôtie qui fit faire à notre héros quelques réflexions sur les différentes manières d’interpréter le mot privations.

De pareils services ne pouvaient passer sans récompense ; aussi les remercîmens du congrès furent-ils votés aux armées de l’ouest et aux chefs qui, après avoir reconquis le cours du Mississipi et gagné nombre de batailles, avaient partout rétabli les affaires de l’Union. On ne s’en tint pas à des remercîmens stériles ; Grant, promu au grade de lieutenant-général, qui équivaut en Amérique à la dignité de maréchal, fut appelé à Washington et élevé au commandement en chef de toutes les armées fédérales ; Sherman, fait major-général, c’est-à-dire général de division, reçut la succession de Grant et le commandement des armées de l’ouest.


III

Voilà donc Sherman mis en présence de la redoutable épreuve, fatale à tant de réputations, d’une responsabilité non partagée. Le voilà chef absolu de ces 200,000 hommes qu’il avait été assez insensé, trois ans auparavant, pour déclarer nécessaires à la répression de l’insurrection dans l’ouest. Il n’a pas cherché cette fortune rapide, il s’est plutôt défendu contre elle, mais elle est venue. Il ne la doit ni à la faveur d’un maître, ni à l’art de la réclame, ni à la séduction de la musique oratoire ; elle repose-sur une base plus solide. Chefs et soldats ont vu Sherman à l’œuvre, et, après deux ans de campagnes et de combats incessans, tous ont dit en le